Il s’appelait Daniel Pearl, il était journaliste, il est mort le 31 janvier 2002, dans un faubourg de Karachi, au Pakistan. Exécuté, décapité par les ravisseurs islamistes qui le tenaient reclus depuis huit jours. Les dernières images qu’on a de lui sont quelques photographies qui le montrent enchaîné, une main anonyme braquant un revolver sur sa tempe ; une vidéo, aussi, sur laquelle sont enregistrées les minutes atroces de son assassinant. Des faits mais, derrière eux, pas de réelle explication. Au-delà du procès qui, depuis, a conduit en prison quelques-uns des auteurs du meurtre, et malgré cette apparente désignation des coupables, la persistance d’une énigme.

Une réflexion sur le Mal depuis longtemps engagée

C’est là ce qui a motivé l’enquête passionnante, infiniment minutieuse et pertinente, dans laquelle s’est lancé, une année durant, Bernard-Henri Lévy. Comprendre les dessous du crime. L’inscrire dans une réalité politique et idéologique. Mettre des noms sur les vrais coupables. Poursuivre aussi, à travers cette investigation, une réflexion philosophique sur le Mal contemporain depuis bien longtemps engagée par l’écrivain. De fait, depuis cette Barbarie à visage humain qui inaugura en 1977 une bibliographie qui n’allait dès lors cesser de s’interroger sur cette question, jusqu’à aboutir, il y a deux ans, à cette « hypothèse interdite (d’un) créé non par Dieu mais par le Diable », en ces termes posée dans le recueil Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’Histoire.

Ce travail d’investigation, qui l’a mené au fil des mois du Pakistan à Londres, en passant par l’Afghanistan, Sarajevo, Washington… Bernard-Henri Lévy l’inscrit dans un genre littéraire qu’il appelle « romanquête », et qu’il situe entre l’enquête journalistique et le roman – « les faits ; rien que les faits ; et, quand le réel se dérobait, la part forcée de l’imaginaire ». Le procédé aurait pu être contestable, mais s’il ne l’est ici à aucun moment, c’est que l’auteur ne laisse jamais s’installer la confusion, que l’appel à l’imaginaire ou l’intuition n’intervient qu’en des instants soigneusement signalés, sans jamais œuvrer à amoindrir la crédibilité des informations factuelles et de leur enchaînement.

Le résultat est saisissant, convaincant et terrifiant

Il est terrible, le récit qui s’articule ainsi au fil des pages. Il engendre comme un vertige au fur et à mesure que se mettent en place les protagonistes, que se dissipent les mensonges et les faux-semblants, que se donne à voir la pleine mesure du piège au centre duquel se retrouva le journaliste américain Daniel Pearl, les ressorts de haine, de goût du pouvoir, de mépris pour l’existence humaine qui sous-tendent son assassinat.

Bernard-Henri Lévy commence par dresser deux portraits : celui de Daniel Pearl, américain et juif cultivé et libéral, venu au Pakistan, en cet hiver 2001, après les attentats du 11 septembre à New York, dans le souci d’y voir un peu plus clair dans la nébuleuse islamiste et le rôle de plaque tournante qu’y joue le Pakistan. Omar Sheikh ensuite, son assassin, né et grandi en Angleterre dans une famille pakistanaise, présentant tous les signes d’une assimilation parfaitement réussie.

Approfondie à force d’enquête sur le terrain, de rencontres nombreuses, de consultations d’archives, l’investigation de Bernard-Henri Lévy ne cesse pourtant de complexifier les choses. La personnalité et l’itinéraire d’Omar Sheikh. Les rivalités au sein de la mouvance islamiste. Les liens entre le groupe de militants qui enlevèrent et assassinèrent Pearl, et les « services » pakistanais – un réseau de renseignements, une sorte d’État dans l’État. Les liens entre ces « services », le gouvernement pakistanais lui-même, et les réseaux Al-Qaïda. Les rivalités interétatiques entre Pakistan, Inde, Afghanistan, leurs enjeux économiques et militaires…

Le résultat est saisissant, convaincant et terrifiant, qui laisse apparaître une nébuleuse criminelle puissante et opportuniste, une mafia aux ramifications infiniment amples et complexes. Qui laisse voir, surtout, le terreau profondément nihiliste, idéologiquement abject, sur lequel prospère ce grand banditisme qui ne veut pas dire son nom. Où l’on retrouve, en Bernard-Henri Lévy, derrière le journaliste et écrivain terriblement efficace, le philosophe et ses interpellations éthiques. Intransigeantes et indispensables.


Autres contenus sur ces thèmes