Riche ? Oui. Mondain ? Oui. Agaçant ? Sûrement. Philosophe ? Tout autant. Et pas un philosophe de façade. Derrière tous les clichés dont il est fréquemment affublé, Bernard-Henri Lévy a laissé un vif souvenir à tous ceux qui l’ont croisé pendant ses études et ses années d’apprentissage. « Nous étions en hypokhâgne ensemble à Louis-le-Grand en 1966-1967, se souvient l’écrivain Jean-Noël Pancrazi. Il était le plus intelligent de nous tous. Nous étions tous des besogneux, sa liberté et sa facilité nous fascinaient. Rien dans son parcours ultérieur ne m’a surpris. »
L’année suivante, BHL entre à Normale sup. Sur les bancs de la rue d’Ulm, il côtoie alors Jean-Luc Marion. Académicien français, philosophe réputé catholique et de droite, celui-ci garde également un bon souvenir du jeune homme. « Bernard a toujours été BHL. Je l’ai vu vraiment pour la première fois quand il a intégré l’École normale supérieure, un an après moi, en 1968. Évidemment, il travaillait beaucoup, avec beaucoup d’efficacité et de talent. Sinon, comment aurait-il intégré dès son premier essai ? Mais il ne travaillait pas d’abord ni surtout pour accomplir ses devoirs vis-à-vis de l’institution universitaire. Il avait son propre programme, depuis le début : publier, faire savoir des choses tragiques et, à l’occasion, se faire connaître. » Un programme auquel il s’est tenu et dont il n’a jamais varié, s’attachant déjà à construire sa propre histoire et sa réputation. « La légende disait que, lors de la rédaction de son diplôme d’études supérieures, il avait déclaré vouloir le publier et de fait l’a publié, je crois, chez Maspero, un peu plus tard », poursuit Marion. Si cela avait le don d’agacer ses camarades d’études, une autre anecdote les avait définitivement convaincus que le jeune homme brun avec lequel ils cohabitaient ne voulait pas s’embarrasser des contingences quotidiennes. Marion se souvient que « un mois avant l’écrit, constatant qu’il n’avait absolument pas travaillé sur Aristote, pourtant au programme, il était allé se faire tapiriser (terme technique pour : se faire remettre à niveau par des cours particuliers) par le meilleur connaisseur de philosophie grecque de la promotion. Il l’avait écouté une demi-journée et, le jour de l’épreuve, avait obtenu une meilleure note que lui – et d’ailleurs que moi. » Conclusion amusée du philosophe : « Bernard avait tout pour devenir un professeur d’université. Il ne lui manquait que l’envie. Mais la sienne le portait vers Camus ou Malraux plutôt que vers Merleau-Ponty ou Husserl. »
Derrière l’étudiant perçait déjà l’adulte médiatique
Les pièces du puzzle étaient donc en place. On les retrouve d’ailleurs dans De la guerre en philosophie, le petit livre que Lévy publie ces jours-ci. Pour lui, la seule philosophie qui vaille est celle du combat, et celle qui s’articule autour des questions et des problèmes contemporains, humains, presque quotidiens. Les questions religieuses, les guerres oubliées, le terrorisme, la vindicte populaire, la politique sont le blé à partir duquel l’intellectuel moderne, engagé et responsable doit faire sa farine. Les grands débats désincarnés ne valent pas la peine que l’on s’y attarde. Non à la résignation, aussi brillante soit-elle, ou à l’engagement, aussi contestable soit-il. Cette profession de foi justifie pour son auteur de vivre au milieu des hommes et non pas replié sur son Aventin. New York, Saint-Germain-des-Prés, Marrakech, Jérusalem ou les Seychelles sont dès lors des postes d’observation aussi efficaces que la bibliothèque Sainte-Geneviève, une soupente dans le XXe arrondissement ou la fréquentation de quelques misanthropes. Joignant l’exemple à la démonstration, BHL publie au même moment Pièces d’identité, la somme des articles qu’il a publiés dans le monde entier depuis cinq ans. Tous font écho à l’actualité urgente, parfois décisive, de leur époque.
Après s’être débarrassé de ses études, le brillant élève, à la fois citoyen intéressé par les soubresauts du monde et jeune homme ambitieux de laisser sa trace dans l’actualité, voire dans l’Histoire, comprend vite que le journalisme est fait pour lui. Il frappe alors à la porte de Philippe Tesson, rédacteur en chef du journal Combat. « C’est Philippe Nemo – philosophe et historien des idées – qui me l’a présenté en 1970, se souvient-il. Il souhaitait que je l’accrédite pour différents reportages à travers le monde. Sa gourmandise, son charme et sa volonté de transformer ses rêves en journalisme m’ont séduit. » Pour le tester, Tesson lui confie un reportage sur la campagne française. Mais BHL est alors dans sa période maoïste. « Il voulait faire entrer le ver de la révolution dans le fruit de la paysannerie, négligeant totalement l’histoire de celle-ci… Il s’est planté, mais c’était très brillant », conclut-il avec bienveillance.
Entre les deux hommes naîtra un respect et une affection mutuels qui ne se démentiront jamais. Pendant quelques années, Lévy part en reportage pour Tesson. L’Inde, le Bangladesh, l’Amérique latine et des prises de position bien senties font beaucoup parler. Au point qu’en 1974, lorsqu’il quitte Combat pour fonder Le Quotidien de Paris, Tesson offre au trentenaire une rubrique quotidienne baptisée « Le mouvement des idées ». « Il s’est entouré d’une bande de copains pigistes comme Michel Grisoni, Michel Butel, Laurent Dispot, Jean-Marie Benoît, qui secouaient le paysage intellectuel du moment. J’en étais ravi, mais quelques mois plus tard, Bernard m’annonce qu’il me quitte pour fonder son propre journal. Je l’en dissuade, mais il n’y a rien eu à faire. »
Où qu’il soit, il ne tient pas en place
L’Imprévu connaîtra une très brève existence et la complicité des deux hommes n’en sortira pas ébréchée, puisque deux ans plus tard, Tesson ouvrira à Lévy les portes des Nouvelles littéraires. « Au bout du compte, j’affirme que Bernard-Henri Lévy a plus fait avancer la pensée française que certains martyrs enfermés dans leurs préceptes, leurs carcans moraux et leurs théories fumeuses. Certes, il a parfois des postures agaçantes, mais, contrairement à la plupart des penseurs, il a l’intuition des évolutions comportementales et politiques, et fait preuve d’une grande générosité. »
Ce mode de vie nomade est l’un des principaux traits de caractère de Bernard-Henri Lévy. Il ne tient jamais en place et ne passe pas un mois au même endroit. La lecture de Pièces d’identité donne le tournis. New York, Jérusalem, Marrakech plusieurs fois par an. Le Mexique, Venise, le Liban, l’ex-Yougoslavie, Los Angeles, le Darfour, l’île Maurice, le Pakistan… sur lesquels il écrit ses impressions ou ses préconisations. Une bougeotte que confirme Justine, sa fille. « Alors qu’il passait son temps sur des théâtres lointains, au bout du monde, en Afghanistan ou ailleurs, il réussissait quand même le tour de force d’être très présent, explique-t-elle. Les téléphones portables n’existaient pas encore, mais dès que les valises-satellites sont apparues, elles n’ont eu d’autre utilité que celle de pouvoir nous joindre, mon frère et moi. » Ainsi, alors qu’il était en pleine campagne américaine pour la sortie de l’un de ses livres, BHL s’est-il engouffré dans un avion pour aller embrasser sa fille qui venait d’accoucher à Paris. Quelques heures en France avant de retourner outre-Atlantique devant des douaniers soupçonneux et paranoïaques face à ce drôle de passager sans bagages qui, pourtant, ne ressemblait pas à un terroriste…
Tel est Bernard-Henri Lévy. De ses années de formation à aujourd’hui, il n’a pas dévié de son mode de vie, de ses convictions, et moins encore de ses amitiés. Celles et ceux qui entrent un jour dans son champ d’intérêt ne le quittent que pour deux motifs. La providence les a de nouveau pris sous son ombrelle ou la trahison rend leur fréquentation insupportable. Appelons ça une éthique et une esthétique de vie…
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