Le philosophe-écrivain, dont le film Bosna !, sorti en salle en 1994, est diffusé ce soir sur Canal +, appelle les Occidentaux, en particulier les Français, à faire preuve de fermeté face au nouveau défi des Serbes bosniaques, au risque sinon de provoquer un « Diên Biên Phû politique ».

VÉRONIQUE SOULÉ : Comment réagissez-vous à l’escalade en Bosnie ?

BERNARD-HENRI LÉVY : D’abord, l’horreur face au massacre de Tuzla. Ensuite, pardonnez-moi, le sentiment que le dernier geste des Serbes (la prise en otages des Casques bleus) aura peut-être pour effet de faire admettre l’évidence, à savoir que ces gens sont des assassins avec lesquels il n’y a qu’un langage possible : celui de la force. Et puis qu’en jouant la carte du « tout-humanitaire », en donnant aux Casques bleus ce mandat absurde et kafkaïen, on les exposait, un jour ou l’autre, à la situation d’aujourd’hui. Ces otages, nous les avons livrés sur un plateau aux Serbes. S’il y a des jeunes soldats enchaînés près de dépôts de munitions, c’est à M. Akashi (représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en ex-Yougoslavie, ndlr) qu’on le doit, à sa politique de reculades et d’abandons. Les Serbes ne sont forts que de notre faiblesse.

Pensez-vous qu’un retrait puisse être la solution ?

Il y a retrait et retrait. Il y a celui qui consiste à dire : « On se sort de ce bourbier ; on se lave les mains de ce sang bosniaque qui ne nous a déjà coûté que trop cher. » Ce serait, évidemment, ignoble. Mais il y a celui dont la logique serait : « Nous sortons de la nasse et, une fois sortis, on cesse de renvoyer dos à dos agresseurs et agressés, on bombarde les batteries serbes et on livre, si nécessaire, les moyens de se défendre aux résistants bosniaques. » Là, je suis d’accord. Cela dit, avant de parler de retrait, il faut laver l’affront. Et aussi sauver nos soldats. Pour cela, il faut tenir le langage de la fermeté, voire de la contre-terreur. Jacques Chirac doit dire à Mladic et Karadzic (respectivement chef militaire et « président » des Serbes de Bosnie, ndlr) : « Qu’on touche à un cheveu d’un de nos otages et je vous en tiendrai pour personnellement responsables. »

Décelez-vous un ton nouveau au gouvernement ?

Non, quand on écoute Hervé de Charette ou Charles Millon. Mais il est possible qu’il se passe quelque chose au sommet de l’Etat. Est-ce un effet de l’état de grâce ? Le sentiment qu’on ne peut pas faire campagne sur le thème du retour aux valeurs du gaullisme et commencer son règne en se couchant devant une bande de voyous ? Est-ce l’idée qu’on ne laisse pas humilier ainsi l’armée d’un grand pays démocratique ? Allez savoir… J’ai passé une partie de la nuit de samedi à parler par téléphone avec des officiers français de Sarajevo. Il y a là-bas des centaines de bons soldats qui disent, en substance : « On envoie le GIGN pour le détournement de l’Airbus d’Alger; on réagit avec force face à un Human Bomb à Neuilly ; comment pourrait-on ne rien faire, ou se contenter de négociations minables, quand l’honneur d’une armée, le crédit d’un pays, l’avenir du système de sécurité collectif, sont en jeu ? » Jacques Chirac sait bien qu’on ne joue pas impunément avec ce type de réactions. On a souvent comparé Sarajevo à Diên Biên Phû. La comparaison n’a, militairement, pas grand sens. Mais si nous lâchions ces soldats, nous aurions un « Diên Biên Phû politique » dont nos responsables politiques porteraient l’entière responsabilité.

Après le retrait, n’y a-t-il pas le risque que la guerre reprenne de plus belle sur le terrain ?

Arrêtons de plaisanter ! Les milices serbes « ne sont pas » invulnérables. Tout est affaire de volonté. J’ai le témoignage, que je publierai un jour, de plusieurs officiers supérieurs, dont le général Gobilliard, qui tous m’ont dit : « Nous connaissons, à la pièce d’artillerie près, le dispositif de siège des Serbes autour de Sarajevo ; l’obstacle à l’intervention aérienne n’est pas militaire, mais politique. » Retirons donc, s’il le faut, les Casques bleus. Prenons clairement parti pour les victimes et pour le droit. Et alors vous verrez : loin que la guerre reprenne, les Serbes viendront enfin à la table des négociations.

Depuis votre campagne, lancée à la veille des européennes, on vous a peu entendu. Pourquoi ?

Mais si ! Avec Jacques Julliard et quelques autres, nous avons interpellé les candidats à la présidentielle sur cette tragédie bosniaque. L’actuel président nous a répondu en prenant un certain nombre d’engagements – à commencer par celui d’exiger, une fois élu, la levée immédiate du siège de Sarajevo ! Les Serbes viennent de lui fournir une occasion de s’exécuter. Puisse-t-il s’en saisir et se montrer fidèle, ce faisant, au gaullisme dont il se réclame.