On peut lui reprocher beaucoup de choses, mais pas de ne pas maîtriser l’art de la guerre ; ou tout au moins de la guérilla. Depuis plus de quatre décennies, Bernard-Henri Lévy apparaît en première ligne, chemise blanche en étendard, sur tous les fronts dont il a décelé la faille : communisme, Bosnie, Libye, Ukraine. Le voici aujourd’hui infiltré derrière les lignes ennemies pour une représentation unique, un baroud d’honneur – a symbolic (futile ?) gesture, diraient les Anglais.

Seul sur scène, dans un prestigieux théâtre londonien de Chelsea – le Cadogan Hall –, il interprète une version remaniée de Hôtel Europe, recentrée sur l’Angleterre et opportunément retitrée Last Exit before Brexit. Pour ce spectacle, déclamé dans la langue de Shakespeare, il a pris soin d’assurer ses arrières. Le Sunday Times, le Financial Times lui ont accordé un large écho. La salle est acquise, composée grâce au soutien enthousiaste de la fondatrice de l’Hexagon Society, Sophie Wiesenfeld. Les lieutenants habituels sont placés aux postes stratégiques. C’est de Sarajevo, berceau à ses yeux de tous les renoncements, que BHL, devenu l’acteur de sa propre rage, lance son exhortation aux intellectuels britanniques à faire demi-tour.

À l’entendre, l’Europe civilisée n’est plus qu’un tas de cendres, livrée aux hordes du populisme, du nationalisme, de l’antisémitisme. Des images de mort flottent jusque sur la piscine du Ritz où il se souvient avoir vu, nageant à ses côtés, la toujours séduisante ambassadrice américaine Pamela Harriman rendre son dernier souffle. Rome, Berlin, Madrid, la contagion s’étend ; sans oublier l’Europe centrale. Les sourires diaboliques de Poutine, Berlusconi ou Marine Le Pen apparaissent sur un écran géant ; des messages sarcastiques glissent vers le néant. Le philosophe ne fait pas dans la nuance. Il est trop tard. Il tranche les têtes : rouges-bruns, islamo-fascistes, partisans du Brexit, ceux qui n’acceptent pas le credo d’une Europe mondialisée sont embarqués en vrac à bord du Titanic. Devant le naufrage annoncé, seuls les Anglais sont capables de redresser la barre. Leur Histoire plaide pour eux : « Ma mère me répétait : “Si tu existes, c’est grâce à Churchill et aux pilotes de la Royal Air Force.” » Ils ont inventé le libéralisme. Les invectives tombent comme des coups de marteau.

BHL en fait beaucoup. Son énergie est bluffante ; son anglais doit paraître exotique aux oreilles de la population locale. En guise de renfort, il invoque les Grecs anciens : Aristote, Zeus, Platon. Rushdie vient le saluer en vidéo : « On compte sur toi. » Husserl est son meilleur allié ; pas comme Heidegger, ce traître. Son amour l’interrompt au téléphone : « Honey, est-ce que tu chantes du Wagner ou du Bowie ? » s’enquiert-il angoissé. Du Bowie. Ouf ! Épuisé, il balance ses livres dans une baignoire ; avant d’y plonger. En ressort trempé. Puis, après avoir appelé à son secours les grandes figures intellectuelles de son panthéon européen, il ôte sa veste, la roule en boule comme une rock star prête à la lancer dans le public. « The show must go on », du moins c’est ce qu’il espère.


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