C’est l’une des figures du monde intellectuel qui suscitent les réactions les plus passionnées. Avec son visage aigu et sombre, son auréole de cheveux noirs, son visage qui tient autant du page que du jeune condottiere tels que les a peints Filippino Lippi, des hommes la main toujours sur le pommeau, l’esprit toujours sur le qui-vive, aimant provoquer, se battre, être aimés, séduire, couverts de femmes mais leur préférant les amitiés d’homme, cherchant la volupté dans les combats, dans l’intrigue, dans l’art, Bernard-Henri Lévy est une des figures les plus célèbres, les plus controversées de la vie littéraire.
Il ne laisse personne indifférent : on l’aime, on le déteste, on le jalouse.
Rarement la gloire a porté ses feux aussi insolemment sur la jeunesse, le talent, l’ambition. La France qui est un pays où l’on réussit à l’ancienneté, selon la tradition radicale, où les philosophes attendent d’avoir une très longue barbe blanche, ou mieux d’être morts, pour passer à la télévision, a vu surgir ce météore avec un sentiment ambigu.
Depuis Barrès, on avait rarement fait autant de bruit autour d’une personnalité qui touche à tant de domaines : les idées, la philosophie, la politique, tout à la fois excitateur, publiciste, révulsif.
Un homme de conquête
Aucun de ses faits et gestes éditoriaux, a fortiori la publication de ses livres, ne se produit dans le calme et la discrétion. Ils sont toujours accompagnés d’un bruit de galop. Il y a du Bonaparte dans sa méthode faite de fierté et d’habileté, de mégalomanie et de simplicité, d’idées générales et de sens du concret, d’impulsion et de maîtrise. C’est comme lui, un homme de conquête qui se veut aussi un bâtisseur. Il ne se sent pas non plus engoncé dans l’histoire de France – sa Corse à lui, c’est l’Algérie. Ce vers quoi le porte tout son être, c’est le pouvoir.
Mais il a compris que l’époque des empires, des conquêtes territoriales était révolue. Que la politique ne donne plus la gloire mais réduit ses adeptes à l’esclavage : esclavage syndical, technocratique, économique, technique. Plus que jamais, les vraies conquêtes sont dans le rêve, sur les âmes, les imaginations : des territoires aussi riches et fascinants que cette Inde fabuleuse qui faisait rêver Alexandre et Napoléon. Normale supérieure, ce Brienne du maniement des idées, lui a enseigné les stratégies intellectuelles. Son premier essai sur le Bangladesh est comparable au Souper de Beaucaire. Son 18 Brumaire ce fut La Barbarie à visage humain. Et il a compris lui aussi qu’il n’y a pas de grande conquête sans un grand projet. Tout comme Napoléon disait : « J’ai dessouillé la Révolution », il pourrait dire : « -J’ai dessouillé Mai 68. »
Une architecture savante
On attendait son nouveau livre avec fébrilité, comme l’opinion attendait les bulletins de la campagne d’Italie. Bernard-Henri Lévy en abordant le roman s’aventurait dans un genre difficile : le risque était grand de s’y perdre, de dérouter ses lecteurs. Mais s’il gagnait, c’était une magnifique province à annexer à son empire. Ce grand pari n’était pas pour lui déplaire.
Ce qui frappe d’abord dans Le Diable en tête, c’est que cet important roman surprend de bout en bout l’idée que l’on pouvait se faire de Lévy romancier. On n’y sent la présence d’aucun des écueils qui, à mon sens, auraient pu lui être funestes : il n’a pas cherché à refaire du Malraux, il a échappé à ce que l’on pourrait imaginer être sa tentation : le roman philosophique, dans un avatar sartrien, avec ces thèses qui figent le récit, ces personnages qui sont des marionnettes de l’éthique, une cérébralité qui dessèche la vie. Il a échappé à tout cela : et la grande réussite de son roman vient de cette impression d’originalité, de liberté et de sensualité. Ce qui ne signifie pas que ce n’est pas un roman construit. Bien au contraire. Son architecture est savante, fine et légère.
La vérité multiple d’un être
Son roman s’organise autour d’un héros, Benjamin C., dont la personnalité, la vie, les mystères vont être éclairés par plusieurs personnages de son entourage : schématiquement, on pourrait dire que Mathilde, sa mère, nous renseigne sur ses origines – il est le fils d’un « collabo » –, Jean, son beau-père, sur sa jeunesse, Marie sur ses amours et sa sexualité, Alain Paradis sur sa vocation terroriste, et Benjamin C. lui-même donne sa propre version. Mais bien sûr, tout cela se mêle et s’entremêle comme dans la vie.
Ce qu’il y a de passionnant dans ce roman, c’est cet appétit, cette frénésie à rechercher la vérité multiple d’un être, à la traquer à travers de multiples indices. C’est la formidable instruction d’un procès intenté à un homme, d’une certaine façon damné ou possédé, où rien ne serait négligé. Sans doute faut-il remonter à l’Inquisition pour voir des procédures aussi complètes, qui ne négligent ni les origines sociales, politiques, judiciaires, ni les amours, la sexualité, la sensualité : tout ce qui tisse la vie d’un homme.
Mais ce que l’on retiendra, c’est qu’y sont évoquées toutes les tentations de l’adolescence, tous ses poisons, ses mirages, ses engagements douteux, l’influence de ses idéologies chez un véritable héros de notre temps, un homme dont la petite enfance baigne dans les eaux troubles de la collaboration, une adolescence dans l’époque de la décolonisation, un âge d’homme qui va le mettre au cœur d’un cancer idéologique de notre temps : le terrorisme. L’itinéraire de ce jeune homme pourrait être celui d’un Goldmann, d’un Baader.
L’apprentissage de la volupté
Mais Lévy n’a pas limité son roman à cette analyse politique et intellectuelle d’un terroriste. On peut même dire que toute la richesse de son livre vient de ce qu’il a éclairé et nourri ses engagements et ses idées non pas en idéologue mais en romancier, en mettant l’accent sur ces “misérables tas de secrets”, que méprisait un Malraux, qui sont les blessures de l’enfance, les humiliations de l’adolescence, les relations conflictuelles qui unissent un enfant à son beau-père, l’éducation des sentiments, du sexe, de la volupté.
Réflexion sur la vérité, sur le mal, sur l’amour et sur le sexe, ce grand roman polyphonique et passionnant embrasse à travers le portrait d’un terrorisme toute la légende sombre, voluptueuse et cruelle du siècle.
La sensualité, l’amour occupent une grande place dans ce livre : toutes les formes que revêt l’amour, instrument de possession, de destruction, de volupté, d’angoisse : à travers les nombreuses maîtresses de Benjamin C., Marie, Malika, nous explorons tous les abîmes du cœur, la jalousie, l’adultère. Mais autant que les corps, la sensualité enveloppe parfois certaines descriptions de villes comme Beyrouth, Rome, Jérusalem. Il y a des passages particulièrement forts : Benjamin qui joue dans une cabane la comédie de ses funérailles, l’analyse de sa relation amoureuse avec Marie, l’apprentissage de la volupté, enfant, dans une cabine de déshabillage d’un mannequin.
Il y a aussi quelques passages plus contestables si l’on veut à tout prix enfermer Lévy dans une psychologie tatillonne : il est psychologue à la manière de Victor Hugo, c’est-à-dire qu’il s’embarrasse moins de vraisemblance que de vérité. Enfin, il cède parfois dans certains de ses portraits, notamment dans la description de son personnage d’Édouard, l’horrible collabo, au manichéisme. Enfin, certains s’étonneront de voir cet écrivain jeune, de plain-pied avec son siècle, donner l’impression de vouloir comme je l’ai dit « dessouiller Mai 68 ». Il ne faut pas compter sur lui pour approuver toute cette écume soixante-huitarde faite, au nom de la révolution de la vie, de drogues, de partouzes, d’homosexualité, de déviations sexuelles en tous genres et de terrorisme. Il jette sur elle le regard fasciné, effaré, dégoûté, d’un émule de François Mauriac. Encore faut-il ajouter que plus encore que chez Mauriac, le dégoût l’emporte sur la fascination concupiscente. Cet observateur du mal, de romancier qui imagine en amour des complications diaboliques montrerait-il là le bout de l’oreille de son puritanisme ? C’est une des nombreuses surprises de ce livre déjà riche en rebondissements.
Réflexion sur la vérité, sur le mal, sur l’amour et sur le sexe, ce grand roman polyphonique et passionnant embrasse à travers le portrait d’un terrorisme toute la légende sombre, voluptueuse et cruelle du siècle.
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