Pièces d’identité
Pour qui voyage et a l’occasion de lire la presse étrangère, la lecture des journaux français reste un sujet de perplexité, voire de consternation. Deux livres de Bernard-Henri Lévy paraissent, l’un sur la philosophie (amplification d’une conférence donnée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm), où il est question, entre autres, de Sartre, Althusser, Lacan, Lévinas, Bataille, Derrida, Descartes, Platon, Leibniz, Heidegger, Nietzsche…, où est discuté le lien de la philosophie à la théologie, à la littérature, à la vérité, son extension au domaine du journalisme, de la guerre, de la mémoire, aux aléas de l’Histoire, à la nature des engagements du philosophe. De quoi donner à penser, ainsi que le montre Philippe Forest dans la recension qu’il fait ici de De la guerre en philosophie. Le titre, à lui seul, donnait à espérer qu’on allait assister à un débat autour du contenu du livre, voire à de francs affrontements ou carrément à une guerre, pas une guerre de sang en l’occurrence, mais d’encre, d’idées, de concepts (l’ouvrage s’y prête, et son auteur, en bagarreur qu’il est, n’en attendait pas moins). Le second livre, Pièces d’identité, fait plus de 1 300 pages. Figurez-vous que j’ai fait une chose très bête avec ce recueil d’interventions et de textes datant des cinq dernières années : je l’ai lu. Et, bien qu’ayant une certaine familiarité avec la pensée de Lévy, pour avoir été le lecteur de ses précédents livres, les avoir à plusieurs reprises chroniqués dans Art press, je me suis beaucoup instruit, et notamment, moi le rationaliste, le mécréant de culture catholique, j’ai appris bien des choses sur ce que Lévy appelle « le génie du judaïsme ». Les pages sur Lévinas, Rosenzweig, Benny Lévy, sur les rapports de l’ancien mao avec Sartre, sur la guerre métaphysique entre Athènes et Jérusalem, sur Joseph de Maistre, Joyce, Artaud, Claudel, Céline, Jean-Paul II et Pie XII (je signale en passant que le Juif Bernard-Henri Lévy a fait preuve dans son jugement sur ces deux papes d’un courage que beaucoup de catholiques pourraient lui envier), sur la question de l’Universel, chez les Grecs, chez les penseurs des Lumières, dans le Talmud, les réflexions sur la notion de Mal absolu…, voilà le matériau sur quoi les responsables des rubriques littéraires et philosophiques auraient pu aiguiser leurs dents critiques, proposer leurs points de vue et éventuellement répondre par leurs propres analyses. Au lieu de quoi, nous avons assisté aux habituelles haineuses, archi-ressassées attaques dirigées contre l’homme (rappelons-nous la violence des attaques visant sa personne lors de la parution de L’Idéologie française), et à la montée en épingle de la botulienne bévue, dont s’est amusé Lévy avec l’humour qui convenait, faite tout simplement pour tenter de discréditer, voire de salir l’homme et de plus faire obstacle à la lecture de ses livres. Je pourrais d’ailleurs faire la même remarque sur la réception « critique » d’un grand livre paru il y a quelques mois, de Philippe Sollers, qui attend toujours que soit dit dans la presse française tout simplement de quoi parle son Discours parfait (on peut toujours relire le numéro d’Art press qui en a rendu compte). Il me semble que la chiennerie habituelle qui se déchaîne contre Bernard-Henri Lévy n’a jamais atteint, comme ces dernières semaines, une telle rage. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que ma métaphore animale soit la plus juste, vu que les blogs qu’hébergent les journaux français tiennent, hélas, plus souvent de l’égout que de la tribune de discussions. Il est significatif que Libération ait dû fermer certains de ses sites, tant le déversoir à ordures antisémites était près de déborder. Voilà en tout cas qui devrait nous alerter sur les inquiétantes dérives d’une certaine extrême gauche (car c’est là que gagne le purulent mal) et faire réfléchir les partis de la gauche officielle et quelques intellectuels dans leur fonction d’« idiots utiles » qui sont prêts à pactiser sans le moindre scrupule avec ce que, faute de mieux, on peut appeler la canaille populiste.
Dans un des derniers textes de Pièces d’identité, Bernard-Henri Lévy met en garde contre l’utilisation de certains mots et contre l’imaginaire qu’ils véhiculent : antiaméricanisme, antisarkozisme, antisionisme, antiracisme… « Car c’est bizarre l’antisémitisme. […] C’est un virus qui mue. Et qui mue pour trouver, à chaque époque, les voies qui lui permettront de contaminer le plus grand nombre. » Un des manières de combattre ce virus ? Lire Lévy, je veux dire le suivre sur ses divers « théâtres d’opération ».
Jacques Henric
De la guerre en philosophie
Il y eut autrefois en France des écrivains, philosophes, romanciers ou poètes, aux talents très divers, qui savaient le secret de parler en public, de former un discours afin de faire tenir en lui l’essentiel de leur pensée, possédant si pleinement tous les artifices de l’art oratoire ancien qu’ils donnaient le sentiment de s’exprimer naturellement dans cet idiome appris comme s’il s’agissait de leur langue maternelle. Bien sûr, cette époque paraît aujourd’hui assez lointaine. La communication moderne, formatée par les techniques de la promotion publicitaire et les exigences du paraître télévisuel, a imposé d’autres règles. Bredouiller passe pour un signe de sincérité et un écrivain aura tout intérêt à balbutier s’il désire qu’on tienne un peu ses livres pour dignes de foi. À l’heure du talk-show planétaire, il est devenu tout à fait discourtois de se montrer cultivé, intelligent ou convaincu quand c’est l’ignorance, la bêtise et le cynisme qui donnent partout le ton. Une nouvelle rhétorique triomphe ainsi où, portée par des orateurs dont on ne sait trop si leur indigence tient d’un strict calcul machiavélique ou de leur simple incapacité à penser, la parole la plus pauvre l’emporte sur toutes les autres. Et tandis que la démagogie bafouillante règne, la formidable éloquence d’hier, celle d’un Malraux par exemple, est considérée désormais comme un désuet objet de dérision.
Ses détracteurs – et on sait à quel point le ressentiment les rend nombreux – aiment à penser de Bernard-Henri Lévy qu’il fut l’artisan essentiel de la soumission de la philosophie au langage aliéné de la société du Spectacle. Bien entendu, c’est tout le contraire. En vérité, il est l’un des derniers grands rhéteurs d’aujourd’hui, celui à qui son talent et son énergie permettent encore de faire en sorte qu’un peu de parole et de pensée se laisse parfois entendre parmi le brouhaha satisfait de l’époque. Toute son œuvre, quelle que soit la forme qu’elle prenne, est comme un long discours qui, de livre en livre, s’adresse au monde et par lequel la rhétorique ne renonce pas à ce qui fut son ambition de toujours : émouvoir, expliquer et convaincre.
Je ne crois pas d’ailleurs qu’une telle appréciation déplaise à l’intéressé. En toute connaissance de cause, Lévy revendique un semblable héritage. Reprenant l’image classique de l’attelage ailé de l’âme qu’on trouve dans Phèdre, il la modifie pour concevoir le char de la philosophie comme tiré par trois chevaux : la pensée antique, le souffle prophétique mais aussi l’art décrié de la persuasion emprunté aux sophistes : il faut « sur les mots de cette langue platonisée, faire souffler le vent heureux d’un esprit prophétique dont je prétends, déclare Lévy, qu’il est le seul à même de faire entendre, en Occident au moins, le paradoxe d’une Vérité d’autant plus ardemment désirée qu’on la sait structurellement dérobée… Et parce que l’idée n’est pas seulement de dire la vérité mais de gagner, aller prendre sur la dépouille du sophiste quelques-unes des armes dont il faisait si mauvais usage mais qu’il a tout de même inventées… »
Rhéteur et bretteur
Dans cet art assumé de l’éloquence qui mobilise au service de sa propre cause tous les moyens du Verbe, depuis toujours, Lévy excelle, portant parfois sa parole jusqu’à un paroxysme d’emphase auquel il est l’un des rares à oser se risquer. Et s’il y parvient sans succomber au ridicule dans lequel sombrerait un autre moins doué que lui pour l’exercice, c’est sans doute sa sincérité autant que son aisance qui le sauve et lui permet d’atteindre son but, de toucher sa cible. De la guerre en philosophie en apporte aujourd’hui une nouvelle preuve, assez éclatante en son genre. Et il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas en convenir. Le texte en est celui d’une conférence prononcée l’an passé à l’École normale supérieure dont, comme il le rappelle d’entrée, Lévy fut autrefois l’élève et où il enseigna passagèrement, chargé pendant deux ans par Derrida et Althusser d’un cours consacré à Nietzsche. Et en ce lieu, dont on sait à quel point l’on s’y prétend propriétaire d’un certain monopole dans l’usage de l’intelligence philosophique, Lévy a visiblement à cœur d’apporter la preuve qu’il n’a pas démérité de la confiance qu’avaient placée en lui ses vieux maîtres. Mais il entend aussi produire la démonstration qu’il peut damer le pion à leurs très jeunes disciples, vraisemblablement gagnés d’avance à la cause d’autres pensées, plus académiques ou mieux à la mode dans le milieu des futurs fonctionnaires de la philosophie, que la sienne.
La guerre se livre aussi, rue d’Ulm, sur le champ de bataille un peu démodé de la vieille salle Dussanne, encore hantée par le souvenir du séminaire qu’y tint Lacan et de l’exclusion dont il y fit autrefois l’objet. Lévy se lance à l’assaut. Et l’honnêteté oblige à dire qu’il le fait avec pas mal de panache. La conférence tient à la fois de la leçon magistrale, du discours militant, du prêche politique. La chaire se transforme en tribune. Toutes les ressources de la dialectique sont mises à contribution. L’orateur n’oppose deux convictions également insatisfaisantes que pour mieux dégager, comme dans une dissertation habile, la tierce position où il s’établit provisoirement, distribuant ainsi tout le panorama de la pensée contemporaine selon des alternatives bien dessinées qui ne sont mises en place qu’afin d’être successivement dépassées. Il harangue, interpelle, affirme. Mais aussi, avec un sens très sûr des règles de la controverse, il anticipe les critiques possibles pour mieux les désamorcer. Il corrige à temps son propos pour lui éviter de prendre un tour trop dogmatique, plaidant pour la nécessité de faire système mais à la condition « d’intégrer une part au moins des objections anti-système ». Il feint ironiquement de se livrer à l’autocritique (« J’aggrave mon cas ») afin de mieux faire ressortir la justesse de sa position. Il convoque les grands auteurs mais c’est en vue d’expliquer pourquoi il ne les cite pas, revendiquant la posture du « philosophe-voyou » et la pratique du « discours pirate ». Il alterne la profération conceptuelle avec la parabole poétique, le tout passant dans la démonstration la plus simple, la plus limpide, la mieux articulée qu’on puisse exiger d’un orateur. La pensée ne s’embarrasse pas de longues stations du côté d’une érudition complaisante ou d’une ratiocination tatillonne. Elle va droit à son but, pressée qu’elle est par l’exigence de l’atteindre sans délais.
Pourquoi pas ? Si je mime le tour favori de Lévy : d’un côté, une pensée ayant renoncé à toute prise positive sur le monde et s’enchantant de sa propre et vaine insignifiance effective (l’éternel académisme de l’exégèse vaine et satisfaite de sa propre impuissance) ; de l’autre, une absence de pensée gouvernant ce même monde à l’aide d’une parole pauvre et creuse (le blabla politique, sa langue de bois, sa syntaxe minimale, ses fautes de français, ou bien la logorrhée philosophique de comptoir pour universités populistes). Dès lors, l’urgence est de produire un discours qui touche au monde tel qu’il va et qui le fasse en usant de tous les fastes menacés de l’éloquence ancienne afin de faire entendre au moins un peu de la complexité oubliée de la pensée. De manière à ce que combat-là ne se trouve pas perdu pour de bon. Car, comme Cyrano, le rhéteur est aussi un bretteur.
La vérité comme horizon
Il y a chez Lévy une vraie passion de la clarté alliée à la volonté entêtée de convaincre, dissipant tous les prestiges usurpés de l’obscurantisme savant et tous les enchantements mauvais des mythes crépusculaires. En ce sens, et aussi informé qu’il soit de tout ce qui suivit du côté des théories diverses de la déconstruction, il est un philosophe des Lumières. Résumer la thèse qu’il présente – comme se contentent de le faire des journalistes trop prudents pour avoir un avis personnel – est presque inutile tant celle-ci est éminemment lisible. En une phrase, disons que le projet consiste, contre tous les discours qui affirment que l’heure est venue de sa fin, à ranimer le flambeau d’une philosophie qui réassume sa dimension systématique de faiseuse de concepts, de chercheuse de vérité, et qui s’emploie à cette tâche avec assez de radicalité et même de désinvolture à l’égard des scrupules professoraux pour ne pas se trouver entièrement désarmée sur le champ de bataille théorique et pratique où il lui appartient de livrer combat.
Une seule question se pose : « Comment philosopher en ces temps de nihilisme, pour le coup, bien achevé ? » Et la réponse bien entendu, qui malgré ce qu’on lit ici ou là concerne autant la littérature que la philosophie, suppose de ne pas transiger avec la vieille idée de vérité : « Un philosophe faisant, pour une raison ou pour une autre, son deuil de la vérité, déclare Lévy, perd honneur et dignité. En sorte que la philosophie n’a pas, selon moi toujours, vraiment changé d’adversaire au fil des siècles : jadis l’Opinion ; aujourd’hui le relativisme, le différentialisme, le cynisme – peu importe c’est la même chose. » Vérité, certes, perpétuellement dérobée, continuellement débattue, de telle sorte que personne ne puisse s’en déclarer le détenteur définitif, mais au désir de laquelle on ne saurait jamais renoncer sans consentir du même coup à l’indifférence inhumaine du néant.
Lévy cite à peine Camus mais c’est de lui, pourtant, qu’il paraît le plus proche. Comme lui, contre le nihilisme du « tout se vaut » et celui du « tout est permis », ceux-ci consentant ensemble à la mise à mort de soi (le suicide) comme à celle d’autrui (le meurtre) et trouvant logiquement leur aboutissement dans la sauvagerie terroriste (le scandale essentiel pour l’auteur de Questions de principe comme pour celui d’Actuelles), il s’agit d’inventer un certain usage impliqué de la pensée qui garantisse l’individu et la communauté du péril anéantissant qui les menace. L’heure n’est donc pas à jouir mélancoliquement du crépuscule, mais à conserver dans la nuit la possibilité salutaire d’une clarté. Lévy l’explique sous la forme de la fable.
À la chouette de Minerve, chantée par Hegel, devenue l’emblème du savoir, et qui ne prend son vol méditatif qu’avec le coucher du soleil, il oppose la biblique biche de Vénus qui se lève à l’aube pour porter secours aux affligés. L’enjeu est de « passer d’une philosophie de la résignation à une philosophie engagée » dont le projet n’est ni d’interpréter le monde ni de le transformer, comme le voulait la vieille thèse marxiste, mais de le « réparer » – « ni… ni… mais », une fois de plus. Telle était précisément la position de Camus, magnifiquement exprimée dans son Discours de Suède : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » Et il faudra un jour s’aviser de ce que L’Homme révolté et Le Testament de Dieu, démonstrations si solidaires l’une de l’autre, constituent sinon les deux plus grands livres de philosophie politique du vieux XXe siècle (qu’importe la grandeur si elle est désarmée ?), du moins deux des réflexions les plus justes (car c’est de justesse que nous avons besoin) qu’aient suscitées l’époque du meurtre de masse et ses années d’asservissement sanglant.
La leçon de Lévy se termine par un éloge du « Je philosophe », un Je qui n’est certes pas le Sujet ancien de la pensée classique, un Je éclaté et mouvant, incessamment infidèle à lui-même, un Je qui ne soit pas principe impavide de la pensée mais perpétuel produit de celle-ci, se réinventant continuellement au prix d’une passion incarnée, revendiquant pour lui-même sa singularité et sa souveraineté, ne le faisant pas à des fins strictement personnelles mais car telle est l’exigence nécessaire d’un rapport éventuel à la vérité. « Personne, personne n’ose dire je ! déclarait autrefois Kierkegaard. Mais lorsque la première condition absolue de la vérité est la personnalité, comment la vérité peut-elle trouver son compte à cette ventriloquie ! » Le « Je philosophe » ne se prévaut pas de lui-même pour pontifier à sa convenance et légiférer selon sa fantaisie. Si « la subjectivité est la vérité », cela dépend de ce qu’elle constitue l’unique voie d’accès à un Absolu auquel le sujet, sans doute, ne parvient pas mais dans la considération exclusive duquel il se tient et vers lequel il se tourne sans fin.
Il paraîtra probablement surprenant – et, n’en doutons pas, disproportionné aux yeux des détracteurs routiniers de Lévy – de convoquer ici un exemple aussi monumental que celui de Kierkegaard. Sans doute. Mais qu’elle s’exprime dans les quelques pages d’une intervention pressée et allusive ou dans les dizaines de volumes d’une démonstration dense, la conviction, je crois, est la même et elle s’autorise au fond d’une pratique pareille de la philosophie, fidèle à ses origines grecques (le Concept d’ironie), éclairée par l’absurde de la foi prophétique (Crainte et tremblement), jouant aussi le jeu de cette « communication indirecte » qui sait devoir plaire et même tromper pour convaincre (In Vino Veritas). Un tel attelage, avec sous le harnais Socrate, Abraham et Gorgias, progresse bien sûr à hue et à dia, mais qui pourrait affirmer que ce n’est pas ainsi que l’on va un peu vers le vrai ?
Il en va en effet d’une certaine conception de la vérité. Car la philosophie, déclare encore Lévy, « n’est pas l’amie de la sagesse, mais l’amie de la vérité ». C’est pourquoi, « sectaire, hérétique, minoritaire », renonçant au vocabulaire de la vision pour celui de l’action, elle est en guerre dans le monde et avec lui, n’envisageant pas le vrai comme l’accord mais comme la rupture avec ce qui est, en vue de convaincre, de convertir peut-être, et sans doute d’abord soi-même. Kierkegaard, encore : « Seule la vérité qui édifie est vérité pour toi ».
Philippe Forest
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