À 20 ans, il rêvait de changer le monde, en y mettant sa conviction, sa fougue et son amour des lettres et des arts. Trente ans plus tard, il apparaît toujours fidèle à lui-même. Épris de justice, partisan du dialogue, comme rescapé du siècle des lumières, héros de roman, voici Bernard-Henri Lévy. Il nous convie à un voyage spirituel doublé d’une réflexion sur l’Histoire, le temps et l’avenir de la dignité humaine.

PHILIPPE DI FOLCO : Dans Impressions d’Asie (1985), vous écrivez : « Le voyageur de l’avenir sera kantien ou ne sera pas. » Que vouliez-vous dire ?

BERNARD-HENRI LÉVY : C’était ma façon de dire ma réserve face au mythe du voyageur innocent, qui aborde le monde avec un regard vierge. Un bon voyageur ne part jamais la tête vide, mais avec un regard formé, riche d’une connaissance préalable. Simplement, il prend le risque de voir ébranlés, mais à terre, ces certitudes, ces préjugés. Cela dit, je suis de ceux qui croient que l’Histoire n’est pas finie, que la planète est loin d’être unifiée et qu’il y a donc encore, ici et là, de l’hétérogène, de l’altérité. Moi, qui passe mon temps à voyager, je n’ai pas ce sentiment de l’éternel retour du même dont parlent les néohégéliens, apôtres d’une Histoire achevée qui serait juste en train d’aligner les dernières provinces de l’empire. J’avoue qu’un grand voyage continue de me changer, de m’entamer, un peu comme ferait un grand livre.

« Voyager le même tout en étant un autre », écrit Romain Gary. Et vous, qui devenez-vous à travers tous vos voyageurs ?

Un autre, bien sûr. Forcément un autre. On sent tourner autrement le moteur physiologique et psychologique. On accède à une identité plus complexe. Je ne connais pas une vie de grand voyageur sans cette fatigue d’être soi, ce désir d’être un autre. Quand Gary s’est lassé d’être lui-même, il a inventé Émile Ajar, son double en écriture, mais il a également voyagé. Il allait à Orly ou au Bourget, se plantait devant le panneau d’affichage des départs. Et il décidait de la destination au dernier moment – au gré du caprice, du hasard ou, puisqu’il était avant tout un écrivain, de l’inspiration.

Aimeriez-vous inventer un hétéronyme, d’autres vous-mêmes, comme Pessoa ou Gary ?

Mais vrai rêve ce serait plutôt celui d’une œuvre diverse mais sous le même pavillon. Un nom – des œuvres. Un auteur – des genres, des univers, presque des sensibilités distinctes. C’est l’étape supérieure dans le vertige des possibles et des identités masquées. Le masque absolu, c’est de rester soi tout en étant un autre.

N’est-ce pas aussi pour ne pas sombrer dans une sorte de pessimisme larmoyant et garder une certaine distance face aux événements de l’Histoire ?

Je ne dirais pas « distance ». Mon parti serait plutôt celui de ces écrivains qui, selon le mot célèbre, s’obligent à regarder l’horreur en face. Refuser l’horreur, bien sûr, y résister, ne jamais en prendre son parti : depuis ma jeunesse, je pense n’avoir jamais varié sur ce point. Mais il y a aussi cette obligation de ne pas se raconter d’histoires et de refuser les contes à dormir debout des enchanteurs professionnels qui, à distance de l’événement, nous disent que tout va bien madame la marquise.

Votre œuvre, votre parcours, sont hantés par la figure d’André Malraux : pour vous faire entendre, accepteriez-vous, comme lui, un poste ministériel ?

Non. Je ne saurais pas faire ça. Je n’aurais pas la patience de me plier à ce genre de règles, de discipline. Je suis un maniaque de la liberté. Pour les autres, bien sûr. Mais aussi pour moi-même. Il a certes pu m’arriver de conseiller tel ou tel. Le président bosniaque Alija Izetbegovic, pendant la guerre de Bosnie. Le commandant afghan Ahmad Shah Massoud, en 1998, dans on réduit du Panshir où il vivait l’épreuve de la solitude. Et même, bien avant tout cela, en 1972, le bangladeshi Mujibur Rahman, ce vieux musulman héroïque qui sortait d’une guerre de libération victorieuse et qui s’attelait à la tâche de construire un État : j’avais 20 ans et ce fut mon tout premier métier – apporter à cet homme un peu de savoir d’un jeune normalien, disciple de Louis Althusser et de Charles Bettelheim. C’était, chaque fois, une saison de la vie. Mais l’idée était de retourner le plus vite possible à la littérature, la philosophie, la poésie – ou, bien sûr, l’action, mais à ma façon, avec mes propres valeurs.

En littérature, à part André Malraux ou Albert Cohen, qui vous passionne aujourd’hui ?

Beaucoup de gens. Je trouve que, contrairement à ce qui se dit, l’époque est assez riche. Là, par exemple, je suis en train de lire des chroniques de guerre de l’écrivain allemand Hans Christoph Buch, que je dois préfacer, et qui sont magnifiques.

La musique vous a également fasciné…

J’ai joué du piano pendant vingt ans. Ça a beaucoup beaucoup compté pour moi. Et puis, j’ai arrêté. Comme si la littérature avait pris toute la place. Comme si une musique avait, à proprement parler, chassé l’autre.

Derrière vous, cette photo de votre père… Que pensait-il de votre prise de risques face au monde ?

Il en avait pris, des risques, et autrement plus sérieux que les miens : la guerre d’Espagne, la Résistance. L’exemple était là ! Nous n’en parlions guère. Mais j’imagine assez bien ce qu’il pouvait penser de mes propres engagements dans le sillage, au fond, des siens. D’ailleurs, quand j’ai voulu tourner Bosna !, cet hymne à la Bosnie debout et à sa résistance, il a fait simultanément deux choses. Feindre de m’en dissuader. Puis, aussitôt, avec son ami François Pinault, produire le film.

Vous comptez relancer la revue La Règle du jeu

Oui, en octobre, dans une nouvelle formule. La première, qui eut 22 numéros entre 1990 et 1998, était née de l’effondrement du monde communiste. Celle-ci arrive dans le fil d’une autre séquence historique que je désignerais, pour aller très vite, de ces trois noms, de ces trois moments : l’assassinat de Massoud, le World Trade Center, la mort de Daniel Pearl. Même si, pour Gilles Hertzog, Jean-Paul Enthoven et tous ceux qui, avec nous, l’animeront, c’est à la littérature que, par principe, reviendra le dernier mot.


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