On pense, d’abord, à la France, à l’image d’elle qu’elle se donne et qu’elle projette dans le monde : la nomination, à ce poste, de l’inventeur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde, l’arrivée au Quai-d’Orsay de ce grand Français, partout respecté, est évidemment une bonne nouvelle – seuls les esprits chagrins la bouderont ; seuls les mauvais perdants parleront de trahison et crieront, tel Harpagon, « ma cassette ! mon Kouchner ! » ; ce n’est pas seulement, en d’autres termes, ce « beau coup » dont on nous rebat les oreilles quand on confond la politique et le football – c’est un geste éclatant, un vrai déplacement des lignes et un déplacement qui, pour l’instant, fait plutôt honneur à chacun. On pense ensuite au Darfour, à ce qui reste de la Tchétchénie, à tous les peuples martyrs dont nous sommes quelques-uns (et lui, Bernard, au premier chef ) à plaider la cause depuis trente ans : et c’est, encore, le mieux qui pouvait arriver ; et c’est, sans le moindre doute, la meilleure nouvelle que pouvaient attendre les avocats, en France et ailleurs, de ces grandes et terribles causes – qui peut honnêtement prétendre que, pour mettre fin, par exemple, aux exactions des Janjawids au Darfour, il eût mieux valu un M. de Norpois, rompu à la langue de bois diplomatique et rompu, d’avance, par elle ? qui peut nier que l’arrivée aux commandes de l’homme de tous les combats antitotalitaires des quarante dernières années, l’homme du Biafra, l’ami des Kurdes et d’Israël, sera perçue, s’il reste fidèle à lui-même et à la foi de sa jeunesse, comme une vraie bouffée d’espoir pour tous les rescapés des massacres récents, pour tous les morts en sursis des génocides annoncés ? ne réussirait-il qu’une chose, ne parviendrait-il qu’à faire entendre raison aux islamistes de Khartoum et à faire plier leurs alliés chinois en brandissant la menace, à laquelle on le sait favorable, d’un boycott des Jeux olympiques de 2008, qu’il aurait déjà gagné…
Mais on pense à lui, enfin, Kouchner, vraiment lui, et au type de rapport de forces – car c’est bien ainsi, forcément, qu’il convient de voir aussi les choses – qu’il aura ou pas su installer avec, non seulement la machine d’Etat, non seulement le monstre froid qu’il lui faudra apprivoiser puis dompter, mais avec l’homme, Nicolas Sarkozy, qui l’a convaincu de franchir le pas et dont la politique étrangère restera, que cela plaise ou non, conformément à l’esprit des institutions, le « domaine réservé » : c’est là, on le sent et le sait bien, que, quelles que soient les bonnes intentions de chacun, quelle que soit la part de sincérité et de ruse des protagonistes de cette incroyable histoire, les problèmes vont se poser.
Car de deux choses l’une.
Ou bien mon ami réussit. Il injecte dans l’univers des relations internationales un peu plus de morale, d’hommage aux droits de l’homme et de souci du droit des victimes. Il grave, dans le marbre d’une politique, les principes du devoir d’ingérence et, pour la première fois dans l’histoire de la République, parvient à les conjoindre à ceux, vieux comme le monde, de la diplomatie d’Etat. Et, alors, quelle victoire ! Quelle révolution ! Et, pour tous ceux que de soi-disant experts tentent, depuis la Bosnie et même avant, de faire taire au nom de la realpolitik et de ses prétendus impératifs, quelle revanche !
Ou bien il n’y parvient pas. Il est vaincu par les automatismes, les bureaucraties, les petits calculs de tel voisin de table au conseil des ministres, la force et l’inertie des choses, la ruse d’un président dont la volonté d’ouverture n’irait pas au-delà du présent état de grâce ou de la volonté, à peine déguisée, de se servir de cette « prise de guerre » pour achever de mettre à genoux, à quelques semaines des législatives, ses adversaires centristes et socialistes. Et alors, quelle tristesse ! Quelle déception ! Et une déception qui, prenons-y garde, serait à la mesure du vent d’optimisme que la nomination d’aujourd’hui a fait lever : il en irait, dans ce cas, et toutes proportions gardées, de Bernard Kouchner comme de ces néoconservateurs américains qui, venus de la gauche, parfois de l’extrême gauche, ont rejoint George W. Bush dans la louable intention de promouvoir, partout dans le monde, les idéaux démocratiques et dont l’échec, notamment en Irak, a été aussi, hélas, celui des idéaux qu’ils incarnaient et dont on commence de constater, aux États-Unis, le franc recul – un retour de flamme isolationniste après l’embellie wilsonienne ; le bébé des droits de l’homme emporté avec l’eau du bain de la débâcle irakienne ; une défaite pour eux, un désastre pour tous…
Pour l’heure, c’est la première hypothèse que l’on retiendra ici.
Parce que le pire n’est jamais sûr.
Parce que le French doctor est un homme de convictions, intraitable sur l’essentiel et doublé, je peux en témoigner, d’un excellent joueur d’échecs.
Et parce que, enfin, je suis républicain et que, par principe, même et surtout si je n’ai pas voté pour lui, je souhaite sincèrement bonne chance au nouveau président, à l’équipe qu’il a choisie et aux individus qui ont pris le pari, donc, de faire ce bout de chemin avec lui.
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