Mille feuillets en désordre, une tapisserie de Bayeux des temps modernes, le siècle en cavale entre la cartouche bleue du camping-gaz et le bocal de café soluble. Vous verrez : Bernard-Henri Lévy ne sera pas sitôt descendu de sa mansarde, le manuscrit de son premier roman serré sous le bas, que la rumeur l’installera favori de tous les prix littéraires.

Déjà la rive gauche l’attend, avec une impatience que son bref éloignement aura suffi à rendre fébrile ; elle ne peut se comparer qu’à la curiosité rituelle où succombait, chaque année, le cercle des curistes de Lamalou-les-Bains dès l’annonce de l’arrivée d’Alphonse Daudet revenant prendre les eaux : avec des façons d’émeutier mâtinées de dandysme, plus conformes, au fond, à la chevalerie lettrée du XIXe siècle qu’aux froids désenchantements du nôtre, Bernard-Henri Lévy eût fait passer le grand frisson dans le parterre des crinolines et trémuler de bonheur le face-à-main de la sous-préfète.

La Barbarie à visage humain, Le Testament de Dieu et L’Idéologie française ont ému et souvent désarmé des auditoires plus difficiles. En montrant dans un amer faux jour la figure dégrisée de l’Histoire, l’artiste s’est fait beaucoup mieux qu’un destin : une tête. Et beaucoup plus qu’un nom : des initiales (« As celebrated as B.B.’s », comme l’écrit, admiratif, le Herald Tribune). En trois essais, tous transformés en best-sellers, il s’est fait aussi une foule de supporters zélés. Il s’est fait encore, et peut-être surtout, un carré d’ennemis sûrs, qui semblent harceler à travers sa personne tantôt le gentil Petit Chose des dîners en ville, tantôt le méchant Tartarin des complots intellectuels.

Archange ou imposteur ? Le débat recommence dès que paraît en société cet écrivain fébrile et doué, dont ce n’est pas mesurer l’étonnant savoir-faire que d’en attribuer les sources à une géographie négligeable : à peine une moitié de la rue des Saints-Pères, enfermées d’un côté par le bar du Twickenham, de l’autre par les bons vieux escaliers de bois de la maison Grasset. C’est là qu’allant, venant et se creusant l’esprit, le jeune homme s’est formé, comme une poterie sur son tour. Bernard-Henri Lévy ne s’est jamais écarté de ses marques, depuis l’époque, pas si lointaine, où sa réussite à l’agrégation de philosophie lui valait la charge d’enseigner Platon à la jeunesse et celle, autrement redoutable, de rédiger les prières d’insérer de la duchesse de Bedford.

Abusés sans doute par cette étroite allégeance au pavé latin, certains eurent tôt fait de désigner en BHL un prince du cirque littéraire, un Jean sans Terre de l’intelligentsia que son dénuement condamnait à l’intrigue et aux chapiteaux de campagne. Aux taupes, les racines ! À cet éditeur des « lumières », les fonds de terroir ont toujours paru douteux. Rétif à ranger son œuvre sous un autre horizon que celui des idées, fût-il exotique, il n’a même jamais eu le goût d’aller visiter Béni-Saf, le village proche d’Oran, en Algérie, où il est né le 5 novembre 1948, dans une famille de Pieds-Noirs fortunés.

Et lorsqu’il se découvrit juif, dix ans plus tard, il l’oublia aussitôt : que voulait dire au juste ce petit camarade du lycée Pasteur, à Neuilly, qui lui contestait le droit de recevoir un train pour Noël, sous prétexte que de lointains ancêtres auraient trahi Jésus ?

En dépit d’une pénitence exemplaire sur les bancs de l’École normale supérieure, BHL n’est pas du genre à porter en bandoulière sa « conscience malheureuse », comme d’autres un bréviaire dépenaillé des éditions Maspero au fond d’un sac en toile du Rouergue. Le remords, les nostalgies mal éteintes ne sont pas son must, bien que François Mitterrand ait, naguère, observé que ce clerc de bel avenir avait « de la cendre dans le regard ». Compliment assez fatal qui, telle une mèche, alluma de proche en proche bien des jalousies dans Landernau. On vit même un grand brûlé de l’âme, alerté jusqu’en son désert, sous sa tente, par les foudres du Testament de Dieu, baisser le pouce vers le sol : « Je m’appelle Kadhafi et je n’ai pas attendu Bernard-Henri Lévy pour découvrir le monothéisme. »

Cette utile mise au point laissez assez deviner à quelle distance l’épate est retombée sur le monde, une fois lancé, en 1977, le phénomène de la « Nouvelle philosophie ». Transformé en gourou de charme, l’ancien élève de Derrida et d’Althusser apporta à trahir les siens une conviction surprenante. Le cinéma et la politique lui firent des propositions, dont il n’a pas le dépit ou la fourberie de sourire aujourd’hui.

On l’a vu ainsi figurer dans une adaptation d’Aurélien, d’Aragon, et composer un fringant conseiller du prince dans un très officiel groupe d’experts du Parti socialiste, dont le générique s’ornait des noms de Jacques Delors, Michel Rocard, Charles Hernu : une équipe promise aux affiches les plus fastes, au sein de laquelle il hérita du dossier de l’autogestion. Il s’y amusa beaucoup, s’y ennuya plus encore et avoua, un an plus tard, à François Mitterrand, à qui il devait cette faveur insigne : « Je ne connais rien à l’autogestion et, de plus, je n’y crois pas. » « Moi non plus, continuez de faire semblant », répliqua le premier secrétaire, ravi du bon choix de l’interprète.

Faire semblant, BHL n’a pas toujours su. Non content d’avoir séduit la gloire, il n’a pas eu le tact de la mépriser. On en conclut qu’il craignait de la perdre. En vérité, ce manteau de papier lui était d’une souveraine utilité pour dissimuler sa vraie nature, ombrageuse, fidèle et puritaine. Et, pour corser l’apocalypse dont il s’est fait le visionnaire, il continua de déambuler en tenue de duel dans les pages des magazines, la chemise échancrée sur un cœur spartiate.

Ce natif du Scorpion, ceinture noire de judo, a fait de la bagarre un sacerdoce. Selon les nécessités du moment et la noblesse de la cause, il ne craint jamais d’étaler courage, générosité, ou simplement véhémence. Ni de disparaître dans les montagnes afghanes, la tête enfouie sous un turban, par un souci d’anonymat qui achèvera de le rendre suspect.

Il voulait être Malraux, ou rien. Envoyé spécial de Combat au Bangladesh, en 1971, il fut un correspondant distrait, qui omit de câbler ses articles et s’aperçut, en découvrant un beau matin à Calcutta son nom en toutes lettres dans le Times of India, qu’il avait participé, la veille, à la bataille historique de Jessore. C’était donc ça, cette rumeur de pétoires dans les fourrés ? La guerre l’avait déçu, mais il se prit de passion pour les médias.

À Waterloo, après tout, Fabrice non plus n’avait rien vu. Jessore préfigurait, pour l’apprenti reporter, une autre morne défaite, le seul mais cuisant échec d’une existence dorée : il faillit ruiner son crédit et manqua compromettre sa réputation de brillant prophète, après qu’il eut assuré coup sur coup, en moins de deux semaines, le formidable lancement et le non moins formidable naufrage de son journal, L’Imprévu. Il ne lui manquait, au fond, qu’une vraie blessure d’orgueil pour donner cours à la rage froide, toute stendhalienne, qui traverser ses livres et semble l’habiter depuis l’enfance.

Un comédien se doit d’être un peu martyr. Depuis 1981, il a refusé un rôle à Jean-Luc Godard dans Je vous salue Marie, un autre à Éric Rohmer, un troisième à Pierre Bérégovoy, et la dernière pétition qu’il ait consenti à signer réclamait la libre circulation des chiens aux Tuileries. Le sabbat de l’étourdi a pris fin.


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