« Comment écrivez-vous ? – Aujourd’hui, avec des images. » Dans le dernier numéro de sa revue La Règle du jeu, on voit, à côté de ce court dialogue, une photo de Bernard-Henri Lévy assis au banc de montage, scrutant sur l’écran d’un œil sourcilleux un défilé d’images. Des images qui constituent aujourd’hui ce film qu’est Le serment de Tobrouk. Des images inédites, qu’on s’était peut-être faites dans notre tête en lisant il y a quelques mois son livre, La guerre sans l’aimer, mais qu’on découvre aujourd’hui, qui matérialisent sous nos yeux cette aventure politique, physique, romanesque… parfois rocambolesque. Les questions nous traversent. De ces événements il a déjà tiré un livre. Alors, pourquoi un film ? Les images auraient-elles plus de pouvoir que les mots, même pour un écrivain ? Pour se prouver qu’on n’a pas rêvé, parce que l’image fait preuve ? Parce qu’on ne peut pas sortir, au fond, de cette histoire, dont l’issue n’est toujours pas certaine ? Parce qu’il fallait une deuxième salve pour qu’on s’occupe de la Syrie ?
« Le vrai livre, c’est le film, expliquait récemment Bernard-Henri Lévy au reporter Jean Hatzfeld. Plus composé. Plus concerté. » Concerté ? Le mot déconcerte. Parce que le film est proprement hallucinant. À la fois film d’action et documentaire, spectacle de la guerre frontale et vue de la coulisse. Film universel – réminiscences de la guerre d’Espagne, de Srebrenica, du Panchir – et intime – souvenir d’un père, André Lévy, Français libre, ambulancier de la 2e DB. Film d’archives – atroces pendaisons où dans la musique orientale les corps suppliciés dansent – et totalement contemporain – derrière chaque Libyen, on voit un Syrien. Il y a des gueules folles, le casting est dingue : Hillary Clinton, David Cameron, Benyamin Netanyahou, Abdoulaye Wade et Nicolas Sarkozy. On se pince quand ce dernier justifie ainsi l’intervention française : « J’avais le sentiment d’être en retard sur la Tunisie, d’être périphérique sur l’Égypte… » On découvre le visage et la voix du premier pilote de chasse français qui tint les obusiers de Kadhafi dans sa ligne de mire. On découvre l’universaliste BHL, qui tient en horreur le souverainisme, un brin cocardier. Édifiant aussi, voire inquiétant : un homme avec son portable peut vraiment imposer une guerre à un président élu ? Le philosophe est de presque tous les plans : le film est aussi un autoportrait. Où il se montre en gloire – et en costume –, mais aussi en doute. Dans des décors grandioses, comme dans des situations cocasses. Dans le camion de légumes qui l’emmène de la frontière égyptienne à Tobrouk avec son complice de toujours, Gilles Hertzog, une pastèque, à moins que ce ne soit une citrouille, manque de leur tomber sur la tête. À Istanbul, où il va chercher des lunettes à vision nocturne dans une arrière-cour crasseuse envahie par les chats. En route pour Misrata dans un bateau de pêche maltais dont le propriétaire n’a accepté la mission que parce qu’il marie sa fille et qu’il a perdu au jeu l’argent de la noce. Tension au poste de pilotage : les systèmes d’identification du navire sont hors service, il risque de se faire couler par les hélicoptères de l’Otan. À 40 milles de cette Sarajevo libyenne, BHL interroge quelqu’un au téléphone, presque amusé : « La question est : que faire ? »
Revenons aux événements. En février 2011, il est en reportage place Tahrir, en Égypte. Les images des massacres de Benghazi lui arrivent via Al Jazeera. Nausée. Que faire, donc ? S’y rendre. Il hèle un taxi, c’est notre marchand de légumes qui s’arrête. La suite : Tobrouk, puis Benghazi. Entre les deux, le sable rouge, les scorpions et le son des mitrailleuses au loin. Le philosophe rencontre les leaders du CNT, leur promet l’aide de la France. Après avoir enduré la méfiance naturelle de ces moudjahidin en costume flottant, il devient l’un des leurs. Il est juif, sioniste, s’appelle Lévy, et ils le savent, et ils s’en moquent. Ils échangent tout, jusqu’à leurs secrets.
Le photographe Marc Roussel, qui l’accompagne, est équipé d’un appareil 5-D qui peut passer en mode film. Il shoote. Comment les jeunes mécanos libyens transforment les pick-up en forteresses roulantes avec tourelle de tir, façon L’agence tous risques. Comment les caisses d’armes françaises, maquillées aux couleurs du Qatar, atterrissent en plein désert sur des pistes déglinguées. Comment le philosophe impose, scène totalement baroque, aux représentants des tribus costumés comme des Rois mages, une déclaration commune en leur annonçant sa judéité : « Je suis moi-même l’héritier d’une très ancienne tribu. » Comment il donne aux Libyens, deux heures avant d’aller à l’Élysée, un « mode d’emploi » du cerveau de Sarkozy, avant de les emmener déjeuner dans ce café de Flore que l’ex-président aimait stigmatiser. À la fin, Kadhafi meurt et le mot charia surgit dans les discours des « libérés ». Accompagné de quatre chefs rebelles, l’écrivain avance lentement dans les allées du cimetière militaire français de Tobrouk. Réunis sous la croix de Lorraine, ils jurent de « ne pas se séparer tant que la Libye ne sera pas engagée sur le chemin de la démocratie ». Serment de Koufra en mode 5-D. Qui reste d’actualité même si l’écrivain fait mine de s’en remettre à la sagesse juive : « Ce qui va plus loin que tes œuvres, ne t’en mêle pas… »
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