On le sait depuis Baudelaire, et son romantisme dandy. La visibilité d’un être ne le rend pas plus compris de ses contemporains, mais, bien souvent, beaucoup plus incompris. Baudelaire, en son temps, parlait de la trouble jouissance du désaveu, C’est aussi l’un des multiples paradoxes qui s’attache à celui que, depuis plus de quatre décennies dans l’espace public français, et une mémorable apparition dans « Apostrophes » de Bernard Pivot sur Antenne 2, on a coutume de réduire à ces trois initiales, BHL.

Derrière l’acronyme pourtant palpite le cœur d’un homme, infiniment plus vibrant que ne le dit la légende. Ceux et celles qui connaissent un peu son œuvre se souviennent de Comédie, où, moins par narcissisme, que par désir sincère de vérité, l’écrivain levait un pan du voile sur son intimité et son for intérieur. Sur son parcours et sur ses bourdes, dont l’une, mémorable, avec son maitre Jacques Derrida…

Mais, jusqu’à cette bouleversante « Nuit blanche » il n’était sans doute jamais allé aussi loin dans l’aveu, plus avant dans l’explication de soi, dans une tentative (non étrangère en fait à la psychanalyse) d’élucidation de soi-même. À la fin des années 90, le déclic de Comédie, ce premier autoportrait, avait été un revers cinématographique, ressenti avec douleur, en raison de la réception houleuse, voire cuisante, de son fim, Le Jour et la Nuit, avec Lauren Bacall, Alain Delon, Arielle Dombasle, etc.

Le « drive » qui a poussé le philosophe à écrire cette Nuit blanche est bien différent. Nul désastre public, nul « bide bang » ne préside à ce nouvel autoportrait. Mais c’est une torture intime, ce « sabbat affreux » des nuits qui s’enchainent, sans qu’il parvienne à fermer l’œil. La nuit, pour tout un chacun, comme Levinas l’a exprimé dans des pages frappantes de Totalité et Infini, mais pour lui, surtout, tout « prend des proportions ». La pensée s’emballe, les cauchemars éveillés prolifèrent. Comment s’apaiser ? Comment échapper à la tyrannie de l’être ? Comment mettre en pause le flux de conscience rapide et incessant ? Alternant lecture de Mallarmé, finalement insuffisamment soporifique et ingestion de Stilnox, pour finir en désespoir de cause par envoyer des messages à un voisin qui ne dort pas non plus, son « frère en insomnie » Emmanuel Macron, le philosophe explique qu’il a, au fil des années, tout essayé – aidé plus d’une fois par sa fée « A »… L’ultra-pudeur, camouflée par la surexposition, jaillit de traumatismes et de blessures intimes, que le philosophe révèle en pleine lumière pour la première fois de sa vie, dans ce texte bourrelé d’angoisses et palpitant de doutes. Les pages sur Israël résonnent de toutes les harmoniques de la gravité car il y confesse sans détour son inquiétude inapaisée pour le petit État juif assailli par tous les Amalek de la terre, mais répond aussi à tous ceux qui lui reprochent son manque de nuances, en soulignant à quel point le sort des enfants morts à Gaza ne le laisse nullement indifférent. Apparaît un homme dont le cœur tressaille depuis le pogrom du 7 octobre et qui voue à Israël un amour vibrant et tourmenté. BHL, c’est peu connu, est en fait un ultra-pudique. Réticent à communiquer ses émotions, comme on l’était dans le monde d’hier… Là, il fait un effort, surmonte sa compulsion à la discrétion, et tente de fendre l’armure.

Cela fait toute la beauté de ce livre, tremblant de franchise désarmée. Délaissant l’extime pour l’intime, le philosophe se livre tant sur l’accident de son frère que sur la mort de ses parents et les chagrins immenses qui s’en sont suivis. À chaque page de ce récit unique, il apparaît pour ce qu’il est, aux antipodes de son image publique : celle d’un affectif, humain, trop humain. Et ultrasensible. Ses lecteurs découvriront un homme très attachant, que beaucoup ne soupçonnent certainement pas.


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