Françoise Chandernagor et Bernard-Henri Lévy posent ce mois-ci à la Une de Lire, souriants. Mais ils ne regardent pas dans la même direction. D’évidence, ils guignent tous les deux le gros lot de fin de saison, le prix Goncourt. Pour le mériter, ils ont peiné. Près de 700 pages pour La Sans Pareille contre la moitié pour Les Derniers jours de Charles Baudelaire. Un combat de titans. Deux biographies poids-lourds portées, avant parution, par la rumeur du succès qui s’attache d’ordinaire aux écrivains que le grand public plébiscite et que la nomenklatura jalouse : quand, en outre, l’une est brillante énarque tombée amoureuse de l’histoire, et l’autre un ancien nouveau philosophe réconcilié avec la fiction, c’est-à-dire deux personnalités qui ne sont pas, au sens strict, du sérail littéraire, le « milieu » les guette comme le chasseur sa proie : l’arme chargée.

Le Sans pareille, d’abord. C’est une belle idée, mais un livre raté. L’idée ? Peindre les coulisses de la vie politique des vingt dernières années en prenant pour guide, sinon pour modèle, une héroïne, Christine Valbray, symbolisant à elle seule l’arrivisme, l’égoïsme, la réussite et l’insolence. Le livre ? Un roman-fleuve, premier tome d’une trilogie annoncée, qui charrie des poncifs, et avance à la lenteur de la Loire. J’ai lu, sous la plume de certains de mes confrères, beaucoup d’éloges. J’ai du mal à en saisir la raison véritable. Car si je comprends qu’on puisse être sensible aux fioritures stylistiques de Mme Chandernagor, qui me laissent froid comme un glaçon dans un verre de pastis, je défie quiconque de ne pas céder à ce qui ne pardonne pas, en littérature : l’ennui ! Les pages pèsent des tonnes : les tourner relève de l’exercice de musculature. Cela tient à un défaut de construction majeur, un seul : Christine Valbray n’existe pas. C’est un fantôme habillé chez Hermès. On devrait la craindre, en être amoureux, vouloir la rencontrer, rêver d’être son nombre grise, lui trouver des ressemblances troublantes avec Mme X, de l’Élysée, ou Mme Y, de tel ou tel ministère, mais rien n’y fait : le projet de Françoise Chandernagor est resté un projet, je veux dire : une figure de style. Sans style. Est-ce parce qu’elle a excellé jadis à portraiturer Mme de Maintenon, dans L’Allée du Roi ? Est-ce parce que, fille de ministre, belle-fille d’ambassadeur, et complice du Tout-Paris politique (de gauche), elle connait trop bien ce dont elle parle ? Est-ce enfin parce qu’elle a voulu d’emblée faire un best-seller, plutôt que de réussir un roman ? Toujours est-il que la Sans pareille, ressemble à n’importe quoi. L’échec de l’entreprise est à la mesure de son ambition : énorme. On le regrette. Sincèrement.

Le roman de Bernard-Henri Lévy obéit exactement aux lois contraires : l’idée de se substituer aux biographes de Baudelaire était a priori discutable, mais le résultat force l’estime. On sait qu’avant de mourir le poète des Fleurs du Mal, rejeté par un Paris mondain incapable de mesurer la hauteur de son génie dont, par une de ces perversions de l’esprit, il s’obstinait en vain à recevoir les grâces et la reconnaissance, partit pour Bruxelles, où il croyait être accueilli à bras ouverts. Las, ses conférences furent un four, ses éditeurs pressentis l’ignorèrent, et l’homme, en proie à la syphilis et au « spleen » tenace, s’enferma dans un silence qui devait peu à peu se confondre avec son agonie. Que se passe-t-il à l’Hôtel du Grand Miroir pendant ces mois d’abandon ? BHL, en faisant intervenir successivement les témoignages des proches du poète, reconstitue avec minutie les derniers jours de Charles Baudelaire. Il ne décrit pas seulement la chute verticale de celui qui erre, malade, ivrogne, morbide, de cafés louche en bordels tristes, mais les affres de celui qui, sans y parvenir, voudrait faire de son projet de pamphlet Pauvre Belgique, la clef de voute de son œuvre, l’ouvrage qui réconcilierait ses ambitions poétiques et philosophiques. La réussite du gros roman de BHL et dans la confusion des sentiments qu’à chaque page suscitent ses hypothèses : qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? Quelle citation est authentique, quelle apocryphe ? Au terme du livre, les réponses à ces questions importent peu : c’est Baudelaire qui est réapparu, en chair et en os, en cœur et en âme, un Baudelaire singulier (obsédé par exemple par son père, prêtre défroqué), mais étonnamment juste. C’est que BHL a sculpté son grand homme avec le burin dont il revendiquait l’usage : indiffèrent aux sentiments pleurnichards, à l’inspiration divine, à l’impressionnisme psychologique. Si l’émotion est au rendez-vous, elle ne vient pas des fioritures de style, ni d’un lyrisme de pacotille, mais de cette prose raide, sèche, brutale qui, on le sait, cache les vrais tremblements de l’homme.

Il n’est jamais facile de parler de Bernard-Henri Lévy : les passions excessives qu’il provoque, parfois de son propre chef, empêche qu’on le lise froidement. C’est pourtant à cette rigueur et à cette honnêteté qu’il faut savoir se plier avant d’entamer ce long douloureux voyage au cœur de la création d’un immense poète agonisant, le dernier voyage…


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