Chez Bernard-Henri Lévy, le personnage public irrite par sa virulence mise au service de causes souvent justes, parfois intempestives, toujours éloignées. Peu lui est pardonné, et surtout pas cette façon qu’il a de monter sur ses grands chevaux, ni cette emphase cuivrée devenue style ou ces références admiratives qui lui sont parure et armure à la fois. En un parfait contretype, la personne privée cache une lucidité nimbée d’ironie qui surprend quand on l’approche. L’écrivain, lui, ne craint pas d’aller se frotter à l’étrangeté du monde et publie un recueil de ses reportages pour Paris Match. Il s’est rendu au Nigeria, au Kurdistan, en Ukraine, en Grèce, à Mogadiscio, au Bangladesh et en Libye. Il y a fait du reportage de guerre à sa manière, avec les facilités d’être et les façons de voir qui sont les siennes. Au-delà de ces périples en terrains minés, Sur la route des hommes sans nom vaut pour une longue préface, presque 150 pages, qui tient du retour d’expérience et de la profession de foi. Il y passe aux cribles ses convictions, son rapport au risque et à la mort. S’il prend au sérieux les critiques, il n’abjure rien et s’évalue au trébuchet du temps qui passe.

1) Écrire ou agir ?

Dans ce qui est aussi un roman d’apprentissage, Bernard-Henri Lévy explique comment, à 20 ans, il a échappé à sa fascination pour Mallarmé, pour les structuralistes et autres « anti-humanistes théoriques » qui tenaient alors le haut du pavé. Il est passé du travail sur la langue et la pensée qui aurait pu le laisser assoupi sous la lampe à la religion des « choses vues » vantée par Victor Hugo. Il s’est défait de Lacan, Althusser et Foucault pour se jeter au cou de Rimbaud. A l’égal de beaucoup de ceux qui avaient 20 ans en 68, il était alors dans la remise en cause de l’ordre établi. Le brillant sujet entendait « normalisation » dans Normale Sup et « agrégat » dans agrégation. Et c’est pourquoi il prit la route. Il ne rallia pas Cuba, mais le Bangladesh. Celui qui, à la fin des années 70, entra dans la carrière par la critique des totalitarismes, et en particulier du communisme, voletait alors dans un ciel de traîne marxisant. Sans grande aménité pour ses suivants qui le lui rendent bien, le boomer de 72 ans se réjouit de leur faire « sentir le parfum d’un radicalisme […] qui eut une autre allure et fut animé par l’universel devenu bien étranger […] aux ratiocinations des pensées décoloniales, racialistes, différentialistes ou petitement communautaristes qui sont l’avant-garde des extrêmes gauches du XXIe siècle ».

2) Internationaliste, plus que mondialiste ?

Lévy refuse que tout soit soumis à l’économie. Pour lui, l’intendance doit suivre les idées fortes, les rêves de bravoure et les orgueils somptueux. On le découvre critique de la mondialisation, ce qui peut surprendre chez ce fortuné à tu et à toi avec les capitaines d’industrie. Il écrit : « Je n’ai pas de sympathie particulière pour ce fameux capitalisme généralisé, totalisé, déchaîné. » Il s’est longtemps revendiqué cosmopolite. Il se préfère aujourd’hui internationaliste. Mais il mène sa lutte finale au nom des droits de l’homme et il a l’ingérence batailleuse. Il n’a de cesse de prôner l’intervention des nations occidentales raisonnables et sermonneuses, unies ou non. Il fut plutôt suivi en Bosnie, assez honni en Libye. L’ombre sinistre de l’Etat islamique fait que son soutien aux Kurdes lui vaut un certain retour en grâce. En tout cas, son indépassable modèle est celui des Brigades internationales de la guerre d’Espagne. Il les célèbre « arche de Noé » et « tour de Babel ». Il les exalte en « unités bohème et sans patrie » faites de « cohortes de rêveurs et d’amateurs venus de toute la planète ».

3) Moins guerrier que chevalier ?

BHL a toujours défendu la notion de « guerre juste ». Mais il réfute toute fascination personnelle pour le combat armé. Il écrit : « J’abomine le “Dieu que la guerre est jolie” d’Apollinaire. » Il se trouve même des proximités avec des pacifistes comme Romain Rolland ou Stefan Zweig. Reste qu’il estime qu’il faut aller sur les théâtres d’opérations pour témoigner mais aussi pour tenter d’influer sur le cours de l’histoire. Il déteste la soi-disant objectivité journalistique, la neutralité diplomatique ou la résignation realpolitik. Il prend fait et cause pour un camp, jette l’anathème sur l’autre et n’hésite pas à murmurer à l’oreille des décideurs. Il aurait voulu être Malraux mais surtout ressembler à son père, héros discret de la Seconde Guerre mondiale. Lui, qui déteste la précaution sanitaire actuelle, tente de ne pas héroïser les risques effectivement pris. Et de revendiquer ce goût des autres qui lui serait réflexe quand souvent ses ennemis l’épinglent Narcisse : « Ce après quoi j’ai couru, c’est sans doute la diversité admirable de mes semblables, sa beauté. » Et de faire l’éloge de la fuite et de célébrer « cette puissance du voyage comme art du décentrement de soi, du déclassement et de la transformation du monde en espace offert, non seulement au travail de la pensée, mais aux gestes et actes du corps ».


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