Il assène depuis vingt-cinq ans que l’humanité a partie liée avec le Mal, qu’à la quête de la « pureté dangereuse », les démocraties doivent substituer une volonté cosmopolite, et qu’un humanisme conséquent ne doit transiger sur aucune forme de barbarie. Et puis, il est le chouchou des médias, l’insatiable touche-à-tout qui dérange, à une époque qui aime ranger les êtres dans ses cases préfabriquées et qui fait de la « transparence » son nouveau credo. Bernard-Henri Lévy évoque sa trajectoire avec un jeune philosophe « qui ne fait pas profession de philosopher ».
En insistant sur le rôle d’une philosophie conçue comme un impératif pour le présent, en courant le risque, intellectuel et physique, de se tromper en s’engageant, en évoquant aussi son cheminement vers sa judéité, loin des caméras et de leurs (en)jeux, BHL dresse en filigrane le portrait d’un philosophe de l’action et de la liberté. Rencontre avec cet ancien « Nouveau philosophe » qui n’a pas fini, soyons-en sûrs, de nous étonner.
CYRIL AOULZERATE : Parlons d’abord de littérature et de philosophie, puisqu’il s’agit de la ligne conductrice de votre dernier livre, Récidives, autant que de votre engagement. Dans vos descriptions de Gary, de Malraux ou d’Albert Cohen, on sent votre admiration pour ces personnages qui sont la pluralité, qui mènent trois ou quatre vies en même temps, ces hommes de courage et d’engagement. Vous revenez souvent sur cette manière d’être « impeccable », comme vous dites de Sartre qu’il était « impeccablement antifasciste ». On sent chez vous une philosophie du détail quant au comportement de l’homme face à l’Histoire. D’où vient cette approche de l’action ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Chacun sa vie, son idiosyncrasie, son style. Pour moi, il n’y a pas d’autres manières de faire de la philosophie que de la faire en situation. Si philosopher est une affaire de concepts, s’il s’agit de dialoguer avec les morts et d’avoir des fantômes en tête, c’est pour parler du présent. En gros, je suis aristotélicien plus que platonicien, sartrien plus que bergsonien. L’absolument singulier, le garçon de café, sont des objets philosophiques majeurs. Mais aussi tel un visage soudanais, telle prostituée nigériane, tel un camp de concentration ou zek à l’époque de la Nouvelle philosophie, peu importe : c’est le vif du contemporain.
Vous dites que Levinas manque à La Barbarie à visage humain, un de vos premiers livres. En effet, ceux qui, comme moi, ont eu la chance de l’écouter et d’étudier un peu avec lui, se rendent compte que beaucoup d’intellectuels, du vivant de Levinas, sont passés à côté de lui. Comment vous-même, dans votre action, vivez-vous à côté de Levinas ?
Je ne vis pas à côté, mais avec Levinas. Un chapitre du livre s’appelle La Revanche des visages, et ce pourrait être le titre de tous mes reportages : la revanche, l’exigence des visages, l’inhumanité en tant qu’elle commence par l’effacement du visage, la passe vers l’humanité de tout un chacun… Je ne serais pas le reporter qu’il m’arrive d’être si je n’étais pas intégralement lévinassien : au Burundi, au Darfour, au Nigeria, je fais du levinassisme pratique et appliqué.
Vous n’avez pas de lecture critique de Levinas, par exemple cette manière inlassable qu’il a d’émettre de fortes critiques sur Spinoza. On retrouve très souvent, chez lui comme chez Benny Lévy, le mot de « trahison ». Or il me semble que c’est avoir une lecture rétroactive de l’histoire : l’époque de la communauté juive de Spinoza n’était évidemment pas la nôtre. Il y a chez Levinas une manière de réinsuffler une terminologue sur Spinoza qui me semble très violente…
Est-ce que c’est rétroactif… On peut dire l’inverse : on peut dire que c’est prendre pour argent comptant les termes même de la condamnation. Parce que c’est bien sous l’accusation de trahison que Spinoza, de son vivant, a été traité. Est-ce que ce n’est pas une manière de répéter l’exclusion de Spinoza ? C’est un geste d’aujourd’hui, dites-vous, mais je dirais plutôt que c’est un geste d’huer dans aujourd’hui. Et avec cela, bien sûr, je suis en désaccord. C’est une conversation que j’avais avec Benny : Spinoza était un nom qui lui était quasiment inaudible, presque l’autre nom du diable. Pour moi, c’est le nom d’un grand Juif : un Juif du livre examen, de la pensée critique, poussant très loin la critique de l’idolâtrie.
Il y a un philosophe que je n’ai pas croisé dans vos écrits, c’est Jankélévitch. Y compris dans les termes de l’action. Je pense à la guerre, par exemple, quand il se cachait à l’Institut catholique de Toulouse…
Je l’ai peut-être trop connu, d’une certaine manière… Il a nourri ma pensée, au moment du Testament de Dieu notamment, qui est aussi une réflexion sur la mort, la mémoire, l’imprescriptible, le crime contre l’humanité. Sur toutes ces questions, je lui dois énormément, et je crois qu’aujourd’hui encore, il est très difficile de penser sans lui. Il y a d’ailleurs un texte, dans Récidives, La Mémoire infinie, où il est peut-être secrètement présent.
Je l’ai vu également à travers cette distance que vous prenez avec lui vis-à-vis de Heidegger. Je pense à la question de l’action, avec l’École de Francfort : quelle lecture faites-vous d’Horkheimer et Adorno, qui font très tôt une analyse critique de Heidegger, et de cette philosophie régionaliste qui, tout de même, pose un problème dans le rapport à l’action ? Pour ma part, je pense qu’avec une pensée heideggérienne, nous sommes dans l’impossibilité de l’action, sauf à dire, en 1933, que Hitler était le peuple allemand.
Sur deux points vous vous trompez. Il y a une action qui peut se déduire de la philosophie heideggérienne, et qui s’en déduit même tellement bien qu’elle y est étroitement mêlée, c’est le national-socialisme, dont je ne pense pas que ce soit un accident de l’heideggérianisme – dont je ne crois pas, si vous préférez, qu’il soit venu du dehors, mais du dedans. Mais deuxièmement, je ne pense pas que ce soit une philosophie régionaliste : ce serait être dans le malentendu extrême que d’entendre la métaphore de la forêt, ou la question du fond et du fondement, ou celle du sol, dans le sens étroit. Si Heidegger avait été un philosophe régionaliste versé dans le national-socialisme, il suffirait de ne pas le lire. Le problème, c’est que c’est aussi un très très grand philosophe. Il a été impossible, dans la seconde moitié du XXe siècle, de penser sans Heidegger, c’est-à-dire sans procéder d’une pensée qui a originairement partie liée avec le pire. C’est la tragédie de la philosophie contemporaine : que faire d’une pensée dont on peut dire à la fois qu’il est impossible sans elle de penser et que ce n’est pas par accident qu’elle a sombré dans le pire ?
Et puis il y a la question métaphysique, que vous abordez notamment à propos du Mémorial. Vous dites de l’Allemagne qu’elle doit aussi se construire sur le plus jamais ça. Or justement, sur la faille de Heidegger, on ne peut pas faire abstraction d’une définition du ça de plus jamais. J’ai le sentiment qu’on n’a pas suffisamment pensé la Shoah à travers la culture européenne qui y a conduit. En clair, dans Heidegger, il y a le génocide.
Oui, et dans la même phrase, Heidegger parle de Héraclite et de Hitler. Je crois que c’est Karl Löwith qui disait qu’on ne savait pas, en écoutant Heidegger, s’il fallait se précipiter sur la lecture des présocratiques ou s’il fallait prendre sa carte au parti national-socialiste. C’est exactement ça.
Venons-en aux témoignages que vous livrez, et plus précisément à l’Algérie. Il y a tortures de l’armée française, et des choses épouvantables du côté du FLN… N’avons-nous pas négligé de mener une réflexion sur ce qu’il est possible d’accepter, pour un mouvement d’indépendance, comme moyens de faire aboutir sa lutte ?
Bien sûr. Que la France assume sa part sombre, qu’elle se repente de ses forfaits, c’est bien, et c’est même un peu tard pour le faire. Mais elle ne peut faire le travail pour sa mémoire en même temps que pour la mémoire de l’autre : ce serait une façon de prolonger le geste colonial que de faire à la place du peuple algérien le travail que la France fait sur sa propre mémoire. Pour se repentir, il faut être deux. On peut aider nos amis algériens, dans le dialogue, dans la confrontation. Mais enfin, c’est aussi leur affaire. Qu’il y ait une immaturité des mouvements d’indépendance quarante ou cinquante ans après, c’est vrai. On peut tenter d’aider ce nœud à se défaire, mais on ne peut le défaire à leur place.
Quel avenir voyez-vous pour l’Algérie ?
Pour ce pays riche, riche matériellement, riche d’une grande culture, riche d’un peuple magnifique, cultivé, laïcisé, il y avait deux tâches historiques : se débarrasser des islamistes et se défaire de la dictature du régime de parti unique. La première me semble en bonne voie d’être accomplie ; reste la deuxième. On m’a reproché à l’époque, Vidal-Naquet et Gèze notamment, de blanchir les généraux. C’est inexact. J’ai toujours pensé qu’il fallait se débarrasser des deux. Mais j’étais en désaccord avec ceux qui disaient que les deux étaient enlacés dans le même travail de mort. Le crime islamiste était pour l’essentiel le fait des islamistes. Pas toujours, mais pour l’essentiel. Il n’empêche que la dictature restait une dictature. Alors voilà… J’appelle de mes vœux la réalisation de la deuxième partie du programme…
Quand vous voyez les images du 11 septembre, quelle est votre sensibilité, votre première intuition ?
Je le dis dans l’avant-propos de mon livre sur les guerres oubliées, Réflexions sur la guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, écrit ce jour-là. En gros : 1) nouveauté absolue et entrée, à la seconde même, dans une époque nouvelle ; 2) la question de l’islam contre l’islam ; 3) la vision d’horreur d’une guerre de civilisation entre terroristes et démocrates, où le QG terroriste viendrait enrôler dans son armée de va-nu-pieds ces désespérés que je venais de côtoyer pendant un an pour l’écriture de ce livre. Ma troisième impression, c’est ça : quid, le jour où Al-Qaïda fera main basse sur les soldats perdus de ces guerres oubliées et qui n’ont, eux, et à la lettre, rien à perdre ?
On sent qu’il y a un Bernard-Henri Lévy avant Daniel Pearl, et un Bernard-Henri Lévy après Daniel Pearl…
Nous avons tous notre calendrier secret. De même qu’il m’arrive de dire que la date importante de la deuxième moitié du XXe siècle, pour une sensibilité issue du marxisme, ce n’est pas la chute du Mur mais la révolution cambodgienne, de même, dans mon calendrier personnel, les deux événements importants du XXIe siècle, ce sont la décapitation de Daniel Pearl et la mort de Massoud. L’Histoire n’existe pas, comme je dis souvent. En d’autres termes, elle n’a pas le même sens pour chacun d’entre nous. Et la mort de Pearl, pour moi, c’est un micro-World Trade Center qui m’a personnellement bouleversé et qui m’a fait me mettre en campagne pendant l’année que vous savez. Je me suis senti requis, soudain, par ce qui m’a semblé être, comment dire ? le troisième coup, au sens théâtral du mot, de l’entrée dans le nouveau siècle.
Derrière les combats que vous menez, il y a une question du fondamentalisme musulman. Je ne veux pas du tout relativiser le 11 septembre, qui est un chaos total, mais, dans tous les débats, nous oublions parfois que nous parlons à partir d’une société européenne qui, il y a soixante, jetait les enfants dans des fours. Dans la critique, absolument légitime, de l’islam (et il faut lire ici Pourquoi je ne suis pas musulman, de Ibn Warraq), n’oublions pas ce que nous-mêmes avant fait ?
Vous avez raison, mais… so what ? Est-ce que, sous prétexte que l’Europe a été porteuse de mort, il faudrait s’interdire de lutter contre les idéologies porteuses de mort aujourd’hui ? Il faut être modeste, il faut dire ce que vous dites, et il faut, dans le travail que le monde musulman fait sur lui-même, l’aider à partie de notre expérience. Nous savons, hélas, comment passer de la démocratie à la barbarie et de la barbarie à la démocratie. Il y a là un acquis historique dont il faut faire profiter les autres, là-bas, dans ces pays. Et c’est là très exactement ce que je disais, d’ailleurs, aux intellectuels algériens quand je leur expliquais : je viens d’un continent, l’Europe, qui a eu à traiter la folie des hommes, et qui ne s’adresse donc pas à vous du point de vue d’une conscience sans péché ou d’une culture immaculée, etc. Mais bon. Cela étant dit, reste que les crimes islamistes sont tout de même des crimes terribles et que la dictature militaire est un type de régime insupportable aux Algériens. Ne pas le dire, ne pas dire de l’Algérie comme du Darfour, qu’ils ont droit, eux aussi, aux droits de l’homme, c’est du racisme.
Justement, dans votre parcours, qui s’inscrit dans une démarche philosophique du réel et du rapport de force, le chapitre Être juif est certainement celui qui fait apparaître le plus de fragilités sur la question de la rationalité. Vous citez Levinas : « Si tu ne connais pas le Talmud, le Talmud te connaît. » C’est le point qui me fait prendre le plus de recul avec ce que vous écrivez. Je comprends parfaitement la relation d’amitié nouées avec Benny Lévy. Mais j’ai le sentiment qu’il y a des intrusions de poésie dans votre rapport à la judéité. Comment expliquez-vous que cette construction de votre judéité trouve un écho dans ce que vous voulez bâtir avec Levinas et Benny Lévy, et quelles limites mettez-vous à ce parcours dans votre judéité ?
La limite est imposée par le temps et l’affairement. Le temps parce que je suis arrivé à un âge où je n’aurai probablement plus le temps matériel de lire le Talmud. Et l’affairement, parce que je suis tout de même très immergé dans les enjeux du siècle. Ce sont deux vraies raisons de demeurer, jusqu’à la fin, un pas très bon juif…
Et puis il y a toujours cette forme de radicalité… Quand Benny Lévy, par exemple, dit qu’il a joué les singes savants de l’Occident…
Oui, c’est vrai qu’il a dit ça. Dans son très beau Être juif.
Et puis cette thématique des deux mondes… Chez Finkielkraut lui-même…
Et moi-même, dans Le Testament de Dieu… Mais je ne le crois plus, je suis moins dogmatique… Enfin, je crois que ce sont deux principes ontologiques, mais qu’ils sont compossibles, qu’il faut faire avec les deux. C’est un débat que j’ai eu avec Benny : il pensait qu’il fallait cesser d’être grec, moi non.
Il n’y a pas eu de grands penseurs juifs, Maïmonide compris, qui n’aient été juifs et autre chose. Là, il y a comme une sorte de course à la pureté de l’origine…
Dans Comment je suis juif, qui est un texte particulièrement impur, j’explique pourquoi je ne parle pas hébreu, pourquoi j’ai épousé des femmes non juives, ou comment il est vraisemblable que je finisse ma vie en diaspora. Ce texte, il faudrait essayer de l’entendre, presque de le voir, dans le contexte où il a été dit, c’est-à-dire à l’Institut d’études lévinassiennes, c’est-à-dire, si vous préférez encore, dans ce climat d’amical, fraternel, mais très puissant différend qui marquait mes relations avec Benny.
Réseaux sociaux officiels