Normalien, agrégé de philosophie, auteur prolifique – 36 titres –, Bernard-Henri Lévy, 61 ans, est-il, et pas toujours contre son gré, l’otage de « BHL », riche héritier et star médiatique ? Il a publié, le 11 février, deux livres devant réfuter cette opinion : De la guerre en philosophie (Grasset), né d’une conférence prononcée en avril 2009 à l’École normale supérieure, et un gros recueil de textes, Pièces d’identité (Grasset).

La parution de ces deux ouvrages est, selon lui, une manière de prouver qu’il « travaille énormément », certaines parties, dont « Le Génie du judaïsme » (plus de 250 pages) étant « des livres en soi ». Il s’agit de mettre en œuvre cette « extension du domaine du matériau philosophique » qu’il préconise dans De la guerre en philosophie : « La seule manière concevable de faire de la philosophie, précise-t-il, est à mes yeux de la faire au contact des choses mêmes. Je l’ai dit dès La Barbarie à visage humain (publié en 1977) et j’y suis resté fidèle. Pour moi, faire de la philosophie serait de peu d’intérêt si ce n’était pas pour s’intéresser, par exemple, à la mort de Daniel Pearl ou aux guerres oubliées. »

Pièces d’identité, « c’est De la guerre en philosophie à l’œuvre, c’est quatre ans et demi de travail. Ce gros livre est la mise à l’épreuve de l’autre. J’ai publié les deux ensemble pour cette raison. Dans l’un, j’essaie d’exposer quelques principes de méthode et dans l’autre, j’essaie de montrer à qui veut bien l’entendre ce que ces quelques principes de méthode peuvent concrètement produire ».

Mais, dès le 4 février, soit une semaine avant la sortie des livres en librairie, on a eu le sentiment que BHL, avec ses relations, ses réseaux, sa volonté de puissance, avait agi, au lieu de laisser la pensée de Bernard-Henri Lévy s’imposer.

Un entretien de quatre pages dans L’Express, recueilli par le directeur de la rédaction, Christophe Barbier, un portrait de deux pages dans Paris Match, et un de quatre pages, signé Christine Angot, dans Le Point, où, chaque semaine, Bernard-Henri Lévy tient un bloc-notes.

Et le samedi 6, un entretien dans Le Journal du dimanche – très intéressant – où Bernard-Henri Lévy s’exprimait notamment sur la béatification prévue de Pie XII. Le mensuel Transfuge a fait sa couverture avec Bernard-Henri Lévy et huit pages d’entretien sous le titre « Le dernier engagé ». Ont suivi, samedi 13 février, un portrait de quatre pages dans Le Figaro magazine et un entretien de deux pages dans « Le Mag » de Libération.

Parallèlement, un fâcheux incident s’est produit. Le site littéraire du Nouvel Observateur, Bibliobs, a révélé lundi 8 février que Bernard-Henri Lévy, attaquant Kant dans De la guerre en philosophie, s’appuyait sur un auteur fictif, « Botul ». Révélation qui a suscité des débats dans la rédaction du Nouvel Observateur, et un article de Jean Daniel, en défense, soulignant son « faible pour ce glorieux cadet ».

Aussitôt, le balancier médiatique est parti en sens inverse. Radios, journaux, sites divers se sont déchaînés pour discréditer l’ensemble du travail de Bernard-Henri Lévy.

Sur Internet, certains propos dégagent une odeur franchement nauséabonde. Le site de Libération a décidé de fermer des forums « largement plombés par des dizaines de commentaires souvent insultants et antisémites ».

Déjà, en 1981, quand Bernard-Henri Lévy a publié L’Idéologie française, livre très polémique, « une manière de comprendre autrement l’histoire de France », à partir de l’idée d’un pétainisme rampant, transhistorique, et opérant autant à gauche qu’à droite, plusieurs historiens avaient relevé des erreurs factuelles et souligné le caractère hâtif de certaines conclusions. Un vif débat – mais sans injures – s’était engagé, Bernard-Henri Lévy et ses partisans estimant que ces remarques de détail étaient seulement destinées à discréditer sa thèse.

Faut-il, parce qu’il s’est malencontreusement piégé, éviter de lire Bernard-Henri Lévy, tenir pour nuls ses reportages, ses prises de position, ses réflexions sur la littérature, sur la religion ? Et sa réponse à ceux qui lui reprochent de ne pas avoir produit de concept, ses développements sur les concepts de « volonté de pureté » et d’« idéologie française » ?

En s’expliquant pour Le Monde, avant « l’affaire Botul », sur ses réflexions, dans De la Guerre en philosophie, à propos de la pensée d’Heidegger et de celle de son maître Louis Althusser, Bernard-Henri Lévy, sans le savoir, faisait allusion à ce qui lui arrive : la manière dont on se saisit de telle ou telle erreur pour invalider tout le travail et toute la pensée de quelqu’un.

Ainsi de ceux qui expliquent qu’on ne doit pas lire Heidegger et qu’il faut ignorer sa philosophie. « Dès qu’on peut se donner une bonne raison de ne pas lire un penseur, on se jette dessus, dit Bernard-Henri Lévy. Le monde, en principe, préfère ne pas lire des livres. Et il aimerait bien, à la limite, pouvoir les brûler. Depuis toujours. Cela s’appelle la haine de la pensée. Elle prend avec Heidegger la forme de l’exécution en place publique. Certes, Heidegger a été nazi, mais ce n’est pas parce que les philosophes ou les écrivains sont moins grands qu’eux-mêmes, ce qui est la règle, qu’il faut faire l’économie de la lecture de leurs livres. »

De même pour Louis Althusser, dont il dit tout ce qu’il lui doit. « On se souvient de lui comme d’un assassin. C’est plus facile que de se demander ce qu’il a vraiment écrit, dans cette bizarre aventure de pensée, très mystérieuse dans l’influence qu’elle a exercée, par la fécondité secrète qu’elle a eue. Anti-naturalisme, anti-historicisme, anti-organicisme : tout cela c’est Althusser qui me l’a appris. » Trébuchant sur Botul, Bernard-Henri Lévy s’est exposé, une fois de plus, au risque d’être réduit à l’image de BHL, à la fois surpuissant et fragile.


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