Quand il publia La Barbarie à visage humain (en 1977), j’avais dans Le Matin de Paris épinglé BHL, dont l’emphase lyrique m’évoquait irrésistiblement un délicieux personnage de L’Etoile mystérieuse, célèbre bande dessinée de Hergé : Philippulus le Prophète, qui annonce la fin des temps en tapant sur un gong à tout bout de champ. En lisant La Pureté dangereuse, j’ai retrouvé mon prophète préféré, son gong, et la fin des temps : décomposition, ombres croissantes, tragédies, désastres. Mais je n’avais pas encore bien compris la portée de la référence : car BHL, c’est aussi, c’est surtout Tintin, l’éternel champion des opprimés, et qui court le monde pour les délivrer du mal.

Sa référence à lui est plus noble : saint Georges et le Dragon. Le Dragon-communisme, le Dragon-intégrisme, percé par la lance d’un saint étroitement lié à sa bête, à son combat, rivé à lui. Où est l’adversaire ? Comment le nommer ? Dans toutes les armées du monde, les militaires se posent ces questions avant les grandes manœuvres. Longtemps, chez nous, ce fut le Rouge. Et maintenant ? Quel est le Dragon au bout de notre lance ?

Il faut s’attarder sur le prophétisme apparent de BHL, sur ce lyrisme énorme, « hénaurme », sur son côté Philippulus. Sur l’emphase des phrases sans verbe, formules jetées comme à la hâte, car le temps presse – avec BHL le temps presse toujours. Dans l’ouverture des Mythologiques, Claude Lévi-Strauss explique fort bien que l’emphase est le propre du mythe : la pensée s’en dégage après coup, car l’emphase est « l’ombre visible d’une structure qui reste cachée ». Pas de mythe sans emphase ; pas de BHL sans mythe. BHL est un écrivain d’abord. La pensée s’y tient à fleur de sensation psychique, à fleur d’images, d’actualité : le mythe. D’où l’effet messianique emphatique inhérent à chacun de ses essais : les temps sont venus, l’urgence est là – toujours là.

Mais si l’on veut bien suivre la méthode de Lévi-Strauss, une fois le mythe étalé, se dégage la pensée cachée. Le titre du livre désigne assez clairement l’ennemi des nouveaux temps : « l’internationale intégriste », celle qui chasse l’impur au nom de la pureté, du Rwanda à la Bosnie, de la Russie à l’Algérie, la liste n’est pas exclusive. Il n’est pas trop compliqué d’y rattacher le communisme, mais déjà, la pureté se teinte d’idéal, et c’est l’idéal tout court dont la pureté fait ravage. Il n’est pas extravagant d’y ajouter le populisme et le nationalisme. Ensuite ? Comment lutter ? Que faire ?

Surgit alors une pensée modérée, prudente, à l’opposé de l’emphase mythique. Une pensée presque bouddhique, en ce qu’elle recherche, l’air de rien, modestement, la Voie du Milieu. Première conclusion : rien ne serait plus dangereux que de vouloir expulser l’ennemi, l’Autre infernal, le Dragon ; plus on l’expulse, plus il revient ; l’esprit démocratique consiste donc à vivre avec lui, dans une éternelle guerre de positions, et sans jamais croire la partie gagnée. Deuxième conclusion, corollaire de la première : la révolte. Le désaccord radical. Et surtout : « Querelle. Colère ». Une pratique résolue, quotidienne des mauvais sentiments. C’est tout ? C’est tout.

Dans le vide actuel, ce n’est pas rien. Car après tout, l’emphase est au coin du bois, chaque matin dans chaque quotidien, au tournant de chaque éditorial, une emphase si petite et si répétitive qu’elle provoque à coup sûr l’effet du berger qui crie « Au loup ! » En avons-nous entendu, des loups hurler aux portes de la ville… Mais quant à s’armer de bâtons, pas question. L’éditorialiste de votre quotidien en appelle doctement à votre gouvernement. Lui ? Oh, lui, ce n’est pas son affaire, Or c’est celle de BHL. Il l’a prouvé, on le lui reproche, il y retourne, il continue.

Car longtemps avant de patauger dans la boue des tranchées bosniaques, il était au Bangladesh en 1971 pendant la guerre d’Indépendance, à l’appel de Malraux. Ridicule ? Allez-y donc, pour voir. Un intellectuel au beau milieu des combattants ? Eh oui ! Qu’on le veuille ou non. BHL aurait même une étrange tendance à se précipiter sur les lieux de naissance des nouvelles nations ; le Bangladesh quand il est encore sous l’emprise du Pakistan, la Bosnie aujourd’hui. Ce goût pour le désaccord radical, cette opposition absolue aux prescriptions de la Real-Politik, il les met en œuvre. Il se fait expulser du Bangladesh ? C’est le prix à payer ; les nations sont ainsi, et il n’est pas le seul ; au demeurant, tant mieux. Il se trompe, ou plutôt, il se sera trompé ? N’empêche. Le premier mouvement – querelle, révolte – est le bon ; c’est le mouvement du mauvais sentiment. Plus tard, la Real-Politik reprendra le dessus, c’est certain. La contradiction entre Norpois et BHL, pour peu qu’on veuille bien l’analyser avec un soupçon de dialectique, est féconde. Car il ne faut pas négliger l’importance du surgissement, et la position de révolte initiale.

Si cette pensée se contentait de sa modération, si la cohabitation avec l’ennemi « intégriste » se calait dans une molle habitude, elle perdrait tout intérêt. L’habitude, la routine, BHL les a en horreur, on le sent. C’est dire qu’il est impossible de séparer la pensée BHL et le mythe BHL, l’écrit et la personne. L’emphase, c’est aussi le terrain, le terreau, le film Bosna !, les Indes Rouges, c’est le personnage combattant d’un intellectuel héroïque dont la singularité irrite, d’un héros qui construit son roman – et jusqu’à quand ? se demandent les vieillissants jaloux.

Bien sûr, il n’a pas encore fait le tour des opprimés de la planète. Il n’est pas très sensible à l’oppression des femmes, qui pourtant payent le prix fort de tous les intégrismes, partout en première ligne. (Mais qu’attend-il, à la fin des fins, pour s’en préoccuper ?) Bien sûr, il se trouvera encore des experts pour lui river son clou – pas de livre de lui sans controverse. Il est trop bagarreur pour ne pas attirer la bagarre, trop « garçon » pour ne pas provoquer les coups de poing, qu’il rend. Justement.

Justement, je lui disais récemment qu’en lisant La Pureté dangereuse, j’avais eu le sentiment qu’il recherchait la guerre – comme s’il lui en manquait une, une vraie. Il s’est insurgé aussitôt. BHL est animé par l’horreur de la guerre. La bagarre, oui ; la guerre, non. La lutte contre l’ennemi intérieur, oui ; l’expulser, non. Avec étonnement, nous sommes tombés d’accord : la bagarre est peut-être le seul moyen d’éviter la guerre. Telle est sans doute la leçon de ce livre, la leçon du Dragon. Sous la séduction d’un beau lyrisme romantique, véritable label BHL, un livre qui donne une modeste, une efficace leçon de démocratie appliquée.


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