Star des médias, Bernard-Henri Lévy publie son premier roman. Déjà célèbre avec sa Barbarie à visage humain et son Testament de Dieu, ce chef de file des nouveaux philosophes a surtout réussi à impressionner les imaginations par un physique à détester la campagne, un visage d’ange Azraël flétri, « à la grâce déjà un peu exténuée », des chemises à col pointes largement entrebâillés sur une frêle charpente de penseur parisien.

Extraverti, BHL est un boulimique de l’existence. Acteur à la télévision dans Aurélien, sollicité par Godard, qu’il envoie promener, pour Je vous salue Marie, fondateur du journal L’Imprévu, éditeur et directeur de collection, il est aussi ceinture noire de judo et ne dort, dit la légende, que trois heures par nuit.

« Must » plutôt que véritable événement de la saison, son Diable en tête, controversé ou encensé à la longueur de chronique ou d’antenne, ne pouvait donc que catalyser l’attention. Pierre Démeron le trouve « le plus excitant des romans de la rentrée », tandis qu’Angelo Rinaldi, lui, le voit « figé comme des restes de bœuf bourguignon, le lendemain, au fond de la marmite ».

« Un vrai grand roman »

Invité de Jacques Chancel, BHL, calme et très docile, se défend d’avoir voulu frapper un grand coup, tout comme il récuse la complaisance et le narcissisme. « J’aurais pu écrire un roman érotique à clefs. Eh bien non. Ce que je voulais, c’était un vrai grand roman cosmopolite, qui traverse le siècle. » Fasciné par Musil, Hermann Broch et Proust, BHL a « travaillé l’ambition, le projet : embrasser, comprendre l’époque, illustrer le naufrage des intellectuels et des idéologies. »

Le Diable en tête raconte le tragique destin de Benjamin C., héros ténébreux né sous l’Occupation. Toutes les fées se sont affairées autour de son berceau : beauté, fortune, désinvolture, intelligence, il a tout. Mais à quinze ans, au hasard des pages du carnet intime que tient sa mère, il découvre que son père disparu, dont on ne parle jamais avenue Ingres, avait été un infâme collabo fusillé à la Libération.

C’est le meilleur ami de celui-ci, Jean, un résistant, qui a épousé sa mère, l’ardente et belle Mathilde, qui mourra encore jeune, d’un cancer. Traumatisé, Benjamin se métamorphose, du jour au lendemain, en rebelle et se jette tête la première dans toutes les aventures. Blouson doré fou de Cadillac framboise de Ray Sugar Robinson, froid séducteur d’un défilé de dindes mondaines, transies et quadragénaires, il passe de la petite délinquance au terrorisme international, après avoir été guérillero palestinien et complice d’une pasionaria du FLN.

La Trappe et Renault

À travers Benjamin, BHL fait le portrait de toute la génération perdue du demi-siècle, de 1940 à nos jours, en énumérant tous ses rêves brisés, « lacaniens, althussériens, anarchistes ou trotskystes », balançant entre la sainteté de la Trappe et la chaîne de montagne chez Renault, le pèlerinage aux Indes et le choix prolétarien. Plus gigantesque et tentaculaire, on ne peut pas. Et en plus, on voyage. Du Paris sous l’Occupation au New York des années 50, de la Rome de l’affaire Moro à Beyrouth en flammes.

Heureusement, la composition du roman parvient à sauver de. Cinq regards, cinq vérités faites de mensonge, de lucidité et de contre-jour. Mathilde vous ouvre son journal, le père adoptif passe sur le grill, la jeune maîtresse de Benjamin, Marien confie ses émois épistolaires à sa sœur jumelle, un avocat démoniaque témoigne et le héros finit par se confesser à Jérusalem, « l’œil du cyclone planétaire », où la rencontre un écrivain qui enquête sur sa vie, un « court-circuit du siècle ».

Alors, histoire d’amour ? Roman familial ? Récit d’espionnage ? Thriller ? Fresque métaphysique ? Éducation sentimentale ? Chronique galante et sensuelle ? « Le Diable en tête est tout cela à la fois », indique sobrement l’éditeur au dos du livre.

Ferrer le poisson

Certes, M. Lévy a d’excellentes lectures et connaît d’excellents films. Certes, il a préparé son coup trois ans durant. Certes, on aime toujours savoir, dans les romans de gare comme dans les sagas, ce que deviennent les personnages à la fin et BHL s’y entend pour ferrer le poisson.

Mais à force de collage habile, de foisonnement sans relief, on cherche l’auteur à travers ce vaste « digest » d’événements, non pas d’une année comme on les passe en revue vers Noël, mais étalés sur un demi-siècle. Dans de rares passages, il apparaît, fugace, trop fugace, tel qu’en lui-même, fasciné par le vieillissement ou déchiffreur de l’Histoire sur des corps de femmes. Enfin du convaincant, lorsqu’il note, désabusé : « Le désir rate toujours son objet. »

Incontestablement, les soixante dernières pages, alors que s’abat le dernier pan du « mystère Benjamin », sont les meilleures. Mais il en reste plus de 400 autres, confectionnées dans une pâte bien grise et selon une recette peu imaginative.

Malgré l’efficacité redoutable et éprouvée d’un héros de soufre et de belladone, « un de ces êtres noirs marqués et comme élus à rebours que l’on dirait placés au point ce rencontre des forces les plus troubles de leur époque », on tourne en rond dans ce banal arpentage d’illusions perdues. Aussitôt lu, aussitôt oublié.


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