Bernard-Henri Lévy s’interroge dans son dernier livre l’Éloge des intellectuels (Grasset) sur la place et la fonction du penseur, de celui qui fait métier de penser, dans la cité contemporaine.

À l’heure des Bernard Tapie, ou des Renaud, la parole ne se dilue-t-elle pas dans les spots télévisés ? Sans nier l’intérêt de ces voix venues du show-business ou d’ailleurs, BHL propose de remettre les intellectuels à leur vraie place.

Pourquoi les professionnels de la pensée devraient-ils abandonner le terrain du discours sur la société ? Comment le pourraient-ils sans déroger, désobéir à leur devoir premier ? Comme les chanteurs se doivent de chanter, les intellectuels se doivent de penser.

La lecture du livre paru en mars dernier a déjà valu à l’auteur les accusations de « dérive droitière ». Certains ont cru relever dans ses propos des résonnances d’un courant réactionnaire illustré par Louis Pauwels ou l’Américain Alan Bloom, pourfendeur de la culture rock.

D’autres, comme le magazine Actuel, reprochent à BHL ses engagements épisodiques : quelques heures en Éthiopie ou en Afghanistan, cela suffit-il à faire un homme d’action ? Dans l’interview qu’il a accordée au Matin, Bernard-Henri Lévy répond à toutes ces critiques. Une manière pour lui de remettre les pendules à l’heure…

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Droit de Réponse, samedi, avait pour thème « brouillon de culture ». Vous n’étiez pas sur le plateau…

Que vouliez-vous que je fasse à Droit de Réponse ? L’émission, c’est bien connu, est surtout réservée aux sinistrés en tous genres : ceux de la Sécurité sociale, des lycées militaires, des maisons Bouygues et, pourquoi pas, de la culture…

Pourtant, le « brouillon de culture », n’est-ce pas ce que vous avez voulu dénoncer dans votre livre, Éloge des intellectuels ?

Mon livre, comme son titre l’indique, est un éloge, pas une dénonciation. Je n’y dénonce rien. Je ne m’y plains de rien. J’essaie simplement, et de manière – comment dire ? – positive d’inviter les intellectuels à faire leur métier d’intellectuels. Autrement dit : à penser.

Pour remettre de l’ordre dans ce « brouillon », faut-il que les chanteurs se cantonnent à leur rôle de chanteur, les intellectuels à leur rôle d’intellectuel ?

Dit comme ça, ça a l’air insupportablement « corporatiste ». Ce qui est vrai c’est que la pensée est un travail, un métier, que ça suppose tout un tas de règles et de disciplines qu’on ne peut pas improviser comme ça. Je n’ai rien contre Tapie ou Renaud. J’estime simplement qu’il est sain, dans une démocratie, que les intellos eux aussi prennent la parole. Pas à la place des chanteurs, bien sûr. À côté d’eux.

Dans votre livre vous demandez à Renaud et Tapie de « se taire ».

Il ne faut pas sortir ces mots de leur contexte. Ce que je veux dire c’est qu’il y a, dans le débat d’idées, un moment, un stade, un niveau d’exigence conceptuelle où il est clair, en effet, qu’un chef d’entreprise ou un chanteur ne sont plus les mieux placés. C’est une évidence. Une heure de Bernard Tapie n’équivaudra jamais, sur le fond, à cent pages de Michel Foucault. Prétendre le contraire, c’est faire de la démagogie.

Mais trois minutes de Tapie n’ont-elles pas plus d’impact que trois cents pages de Foucault…

Si, parfois. Et c’est même la raison pour laquelle je n’ai, je vous le répète, rien contre Tapie en soi. Les clercs et les stars du show-biz sont complémentaires. Pas concurrents ou rivaux.

Est-ce que seuls les intellectuels peuvent prêcher la bonne parole ? Défendre le beau, le juste, le vrai ?

Mais non, voyons ! Quelqu’un comme Montand, par exemple, a plus fait que bien des intellectuels grincheux contre la tentation totalitaire en France. Simplement, ça ne suffit pas. Et une culture où il n’y aurait que Montand serait une culture appauvrie. Rappelez-vous la candidature de Coluche en 1981. Le problème ce n’était pas Coluche. Car lui était dans sa vraie fonction. Ce qui était pitoyable (et pitoyable aux yeux de Coluche lui-même, qui devrait franchement se marrer…) c’étaient les intellos, qui, renonçant à eux-mêmes, abdiquant toute espèce de dignité, se mettaient à sa remorque.

Les intellectuels avaient leur part de responsabilité dans ce succès de Coluche comme candidat à la présidence…

C’est ce que je vous dis. Et c’est tout le problème.

Quelle est votre définition de l’intellectuel ?

La meilleure définition, c’est Blanchot qui la donne dans un article du Débat. L’intellectuel c’est quelqu’un qui interrompt de loin en loin son corps à corps avec son œuvre pour intervenir dans la cité. L’aventure commence avec l’affaire Dreyfus. Elle continue avec l’antifascisme des années trente, la résistance antinazie, le refus de la guerre d’Algérie, le mouvement antitotalitaire. Elle culmine aujourd’hui avec la lutte antiraciste, où les intellos ont de nouveau, et c’est leur honneur, joué un rôle prépondérant. L’une de mes plus grandes fiertés : avoir, dès la toute première heure, parrainé SOS Racisme.

S’engager une ou deux fois, en signant une pétition, est-ce cela être un intellectuel ?

Peut-être… Je ne sais pas… Moi, en tout cas, je ne crois pas m’être cantonné à ces engagements minimaux… Quand je me suis engagé pour le Bangladesh, l’Argentine, l’Afghanistan, l’Éthiopie, j’y suis allé. Concrètement. Physiquement.

Certains insinuent que vous y avez passé chaque fois quelques heures…

Il y a toujours des salonnards qui, confortablement installés dans leur bureau, jouent à ce petit jeu de l’insinuation. C’est vrai que je ne suis pas mort au Bangladesh. Que je suis revenu d’Afghanistan. Et que je me suis arrangé pour rentrer à peu près intact de mon reportage en Éthiopie. Est-ce que c’est ça qui les dérange ?

Que répondez-vous à la volée de bois vert dont vous êtes victime actuellement ?

Ça fait des années que ça dure. J’essaie, en général, de ne pas répondre.

Le dernier numéro d’Actuel ? L’article de Kouchner ?

Ça m’a bien fait rire. Onze pages, n’est-ce pas ? Toute la rédaction, tous les amis de la maison mobilisés pour l’occasion ? Je vais vous dire : étant donné ce que je suis et ce qu’ils sont, cela m’apparaît dans l’ordre des choses.

Comment interprétez-vous cette attaque ?

Le grand problème d’Actuel c’est qu’ils sont en perte de vitesse, ringardisés si vous voulez. Alors ils s’affolent. Ils essaient, coûte que coûte, de rester dans le coup.

Revenons à votre livre : y aurait-il un discours « noble » et un autre qui ne le serait pas ?

Il y a un discours complexe ; et il y a un discours simple.

Le complexe est réservé aux intellectuels ?

Il est réservé à ceux qui prennent le risque de la complexité. Ça peut être des intellectuels professionnels. Mais ça peut être aussi bien des intellectuels, disons, autodidactes. Il y a, en revanche, des intellectuels estampillés comme tels qui s’accommodent fort bien du simple slogan. C’est ça le fond de mon livre. C’est ça l’affrontement principal. Mon adversaire n’est pas Renaud, c’est l’esprit de simplicité, d’où qu’il vienne.

Pourtant, lors des manifestations étudiantes de décembre dernier, les jeunes se sont ralliés d’abord à des slogans. Leur « plus jamais ça » a été repris depuis par nombre de politiques.

C’est toujours pareil. Il n’est pas mauvais qu’il y ait des slogans. Mais il n’est pas mauvais non plus qu’il y ait des gens dont le souci soit de les mettre en question. En décembre dernier, il fallait bien sûr soutenir les lycéens en grève. Mais il fallait aussi débattre, réfléchir, affronter les questions de fond qu’ils posaient ou ne posaient pas. C’était le devoir des intellectuels. C’étaient aussi la seule manière de véritablement respecter le peuple étudiant. Toute autre attitude, l’attitude notamment, qui consistait à se prosterner devant une jeunesse supposée électivement porteuse des valeurs du Bien et du Juste, était une attitude stupide, infantile.

Ne pensez-vous pas qu’il y a eu amalgame entre vos thèses et celles de la droite ?

C’est possible, oui. Merci de me donner l’occasion de dénoncer ces amalgames.

Est-ce que vous n’avez pas le sentiment, par exemple, d’avoir été récupéré par des gens comme Pauwels qui a écrit, dans un récent éditorial, qu’il était de votre avis ?

C’est le problème de Pauwels. Et je ne pousse pas encore la mégalomanie jusqu’à interdire à mes adversaires d’être parfois d’accord avec moi. La seule chose que je peux vous répondre, c’est que je ne suis pas d’accord – et c’est peu dire ! – avec les éditos du Figaro Magazine.

L’intellectuel peut-il rester dans le flou, comme vous le lui conseillez dans votre livre, ne pas s’engager politiquement ?

Ce que je dis c’est que l’engagement n’est pas un devoir, un impératif absolu. Je suis, moi, politiquement engagé. Mais j’accepte parfaitement que Beckett, Cioran, Leiris le soient moins. On est sortis, en ce sens, de l’époque des culpabilisations, des terrorismes sartriens.

Ne craignez-vous pas que l’intellectuel soit « édulcoré » par les médias ? Qu’il soit utilisé, manipulé par eux ?

C’est un risque, c’est vrai. Et il est parfois difficile de concilier les exigences de la réflexion avec celles de la médiatisation. Il faut essayer, pourtant. On ne peut pas ne pas essayer. Et je suis très loin, là encore, de la position si terriblement archéo de ceux qui voient dans la télé la source de tous nos maux. Je ne l’idolâtre pas, certes. Mais je ne la satanise pas non plus. Je suis aux antipodes, en ce sens, de tout un courant représenté par des gens comme Michel Henry, ou d’autres.

Comment expliquez-vous que tant d’ouvrages sur les intellectuels sortent au même moment ?

Est-ce qu’il y en a tant que ça ? Ces ouvrages, vous le savez bien, ne disent absolument pas la même chose. Prenez le livre d’Alan Bloom. C’est un bon livre. Mais extraordinairement réactionnaire. Et il faut une dose de mauvaise foi assez énorme pour le confondre avec le mien. Pourquoi cette mauvaise foi ? Pourquoi cette confusion ?

Et le livre d’Alain Finkielkraut ?

C’est un bon livre aussi. Mais, à mon avis, trop excessif. Et, comme Harlem Désir le disait l’autre soir, on a des conclusions quasiment divergentes. Attention, par exemple, quand on excommunie la « sous-culture » : ça peut rappeler ceux qui, dans les années trente, excommuniaient la « musique nègre ». Ce n’est évidemment pas ma position. J’essaie, moi, d’articuler les choses de façon plus nuancée.

Il y a eu une polémique sur ces ouvrages. On vous a accusé d’avoir publié le vôtre très vite, pour le « griller »…

Mais oui, bien sûr. Ça fait quinze ans que j’écris des livres pour « griller » M. X ou Y…

En quoi vos conclusions sont-elles divergentes ?

Je vous l’ai dit : je déplore certaines confusions mais je ne jette en aucune manière l’anathème sur la culture rock, la culture jeune, etc. Ma position c’est, en gros, qu’il y a deux écueils symétriques et aussi redoutables l’un que l’autre. D’un côté l’écueil « démago », qui consiste à tout mettre sur le même plan, à tout confondre, à faire comme si rien ne distinguait une chanson de Lio d’une symphonie de Beethoven. Mais de l’autre, l’écueil « rétro », qui consiste au contraire à séparer les choses à la hache, à mettre des cloisons étanches et à dire aux gens qu’écouter Lio empêche d’entendre Beethoven. La vérité c’est qu’il faut croiser les gens. Mixer le mineur et le majeur. Les recycler l’un par l’autre. Et cela de manière non pas sauvage, mais réglée. Celui qui a le mieux pensé tout ça c’est Guy Scarpetta dans son Impureté. Dommage qu’il ne soit pas plus présent dans le débat. Ni démago ni rétro : je revendique le droit d’aimer à la fois – mais sans tout mélanger – la rockculture et la littérature classique.

Pensez-vous que vous allez être suivi dans vos thèses ?

Je regarde les listes des best-sellers. Et je me dis que ça ne va pas trop mal, merci.


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