C’est le nouveau livre de Bernard-Henri Lévy : La Guerre sans l’aimer, sous-titré Journal d’un écrivain au cœur du printemps libyen. Comme souvent, on va déchiffrer un volume en interrogeant un profil. Qui est Bernard-Henri Lévy ? D’où vient-il ? À l’origine, il y a une matrice. Lévy a été élève de l’École normale supérieure, le temple de la formation des jeunes intellectuels français. À l’époque, le structuralisme régnait. Les professeurs se nommaient Louis Althusser ou Jacques Derrida. Lacan tenait séminaire, Foucault et Barthes entraient au Collège de France. Le jeune BHL a fait son miel de leur enseignement, mais avec en lui un influx qui le poussait vers ce que Malraux nommait « l’illusion lyrique » : un désir d’Histoire, la nostalgie des gestes héroïques, le poids des grands conflits du XXe siècle, l’exemple peut-être d’un Régis Debray, normalien devenu guérillero aux côtés de Che Guevara.
Son premier livre, Bangladesh : nationalisme dans la révolution, porte encore la marque d’un marxisme appliqué aux convulsions d’un conflit lointain. Mais il y a aussi chez BHL la nostalgie de l’intellectuel total, à la Sartre, auquel il consacrera en 2000 un essai, Le Siècle de Sartre. Dès lors, l’homme ne va cesser de se déployer sur la scène intellectuelle, essayiste, romancier, auteur de théâtre. Ses livres constituent un bon sismographe des débats du temps. En 1977, l’exemple de Soljenitsyne irrigue La Barbarie à visage humain et la relecture du totalitarisme soviétique. La renaissance d’une certaine conscience juive se déchiffre en 1979 dans Le Testament de Dieu. Le débat sur les reliques du régime de Vichy donne en 1981 L’Idéologie française.
À chaque fois, la polémique enfle, portée par de fougueuses interventions qui font les audiences d’« Apostrophes ». Lévy, d’une certaine façon, est un franc-tireur, un pirate. Cet agrégé de philosophie a choisi de ne pas rejoindre l’Université. Éditeur chez Grasset, il fonde sa propre revue, La Règle du jeu. Avec ses airs de Lorenzaccio qui aurait découvert le laptop, il se démultiplie dans la presse – on peut lire son bloc-notes dans Le Point – et continue à embrasser les grandes causes du temps, guerrier parisien armé d’un stylo et parfois d’une caméra. Son film Bosna ! témoigne de son engagement pour la cause bosniaque. Son livre Qui a tué Daniel Pearl ? prend de front la montée du fondamentalisme islamiste. En 2006, il parcourt une Amérique qui va bientôt élire Barack Obama pour donner son essai American Vertigo. Personne n’est parfait, il se dépensera en vain pour l’élection de Ségolène Royal.
La presse people ne dédaigne pas de lui ouvrir ses pages. C’est que son union avec Arielle Dombasle fait image. Une icône préraphaélite et un philosophe médiatique, un film où il la met en scène, les échos d’une vie opulente entre un palais à Marrakech et les suites de l’Hôtel Raphael, tout cela étonne, agace, fait murmurer. On se croirait parfois revenu aux années 1930, quand Paris parlait du « riche Drieu » pour évoquer le mode de vie très tweed et torpédo de Drieu la Rochelle. Mais Lévy, d’une certaine façon, est inassignable, il ne cesse de faire tourner ses radars. Il pose pour Richard Avedon en rêvant d’être photographié par Robert Capa. Une amie m’a raconté comment elle l’avait accompagné dans un faubourg lépreux du Caire pour rencontrer des islamistes égyptiens, dans un climat de coupe-gorge où Lévy ne cillait pas. Du courage, donc.
Cela n’est pas démenti par La Guerre sans l’aimer, journal tenu du 23 février au 15 septembre 2011. Lévy s’est-il rêvé en Lawrence d’Arabie, intellectuel européen jouant sa marelle sur le territoire oriental ? De Paris au Djebel Nafousa, de Jérusalem à Tripoli, on le voit se démultiplier. La Libye, il faut d’abord y entrer. Cela commence dans une camionnette brinquebalante partie d’un poste-frontière égyptien. Il y aura aussi une longue traversée dans un bateau affrété depuis Malte. Là, BHL découvre une guerre de shebab, de jeunes civils insurgés, avec leurs mitrailleuses montées sur des pick-up. Le voici avec les combattants du front d’Ajdabiya, hanté par les images de la guerre d’Espagne. Le voilà muni d’un porte-voix, haranguant une foule libyenne. Pour défendre la cause, Lévy se fait le CNN de lui-même. Il alerte Hillary Clinton et Bob Geldof, sollicite Martine Aubry et le président Wade du Sénégal. « Me voilà courrier, officier de liaison, estafette, j’aurai tout fait. »
Le livre constitue un témoignage indirect – et, il faut le dire, très favorable – sur le mode d’action de Nicolas Sarkozy. Prises de décisions rapides sur la foi d’un appel de portable court-circuitant le Quai d’Orsay, audiences accordées aux représentants de l’opposition libyenne, engagement sans garanties des frappes aériennes, on a l’impression que le président Sarkozy marche sur le fil, peut-être pour effacer l’humiliante visite de Kadhafi à Paris, peut-être parce que son tempérament corsaire trouve à s’exprimer dans ce qui apparaît bien comme une guerre de libération. BHL a-t-il, comme l’a dit Frédéric Beigbeder, déclenché une guerre pour écrire un livre ?
Les choses apparaissent plus complexes. Même si Lévy a la ligne directe avec le président, il n’est pas témoin des réunions de l’état-major et des arbitrages de la politique de défense. Mais la collusion de fortune entre un intellectuel de gauche et un président de droite donne pour finir une illustration de l’universalisme français. Lévy parle du saisissement que fut, « pour un homme abonné aux causes perdues et qui, quinze ans après, n’était toujours pas guéri de sa blessure bosniaque, de vivre une histoire en marche : pour la première fois, dans l’histoire de l’Occident, le droit d’ingérence proclamé, mis en œuvre, mené à bien. »
BHL dit aussi que le démon de l’événement l’a toujours fait courir comme après un Graal laïque. En réalité, on sent qu’il a rendez-vous avec des fantômes. Derrière les dunes du djebel libyen, on devine les écrivains occidentaux qui, d’une manière ou d’une autre, se sont confrontés à la guerre. Byron à Missolonghi ? Gabriele d’Annunzio et son raid sur Fiume ? Hemingway sur le front espagnol ? Malraux et l’escadrille España ? Les aviateurs Saint-Exupéry et Romain Gary ? Lévy n’a pas la prétention de se comparer à eux. Mais il est postmoderne en ceci que, dans la fièvre de l’action, il prend le temps de revisiter une bibliothèque guerrière dont la crise libyenne lui parait être le miroir au présent.
Alors que la France bruit de la crise financière et des primaires socialistes, BHL passe dans une dimension parallèle, celle des récits héroïques du passé. La guerre sans l’aimer, certes. Mais la guerre comme une façon paradoxale de retrouver la littérature. Il faut lire ses pages sur la ville martyre de Misrata, elles font de lui un peintre de ruines. Il y a aussi d’assez cocasses descriptions d’entretiens discrets avec des émissaires de Kadhafi, très John Le Carré. C’est la guerre d’un homme seul, racontée au jour le jour, fascinante dans ses méandres. Lévy dit avoir voulu fabriquer de l’archive pour rendre les êtres à la vie. C’est une ambition servie par une panoplie littéraire. Cela donne un beau livre.
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