Comme de juste, il reçoit pour ses interviews dans un salon de l’hôtel Raphael, des portes à miroir dans le couloir et une maquilleuse à portée de voix. La chemise blanche largement ouverte, malgré un méchant rhume, la chevelure toujours aussi longue mais désépaissie par les ans, une nervosité pressée qui donne un air d’urgence à chacun de ses mots : c’est bien le même BHL qu’il y a trente-cinq ans, quand les spectateurs d’« Apostrophes » le découvrirent en « nouveau philosophe » à l’allure de mannequin, sous l’œil prophétique de Maurice Clavel et le regard gourmand de Bernard Pivot. C’est le même, et pourtant, c’est un autre Bernard-Henri Lévy qui répond aux questions, moins péremptoire que dans ses jugements sur les politiques du PS ou de l’UMP, moins emphatique que dans ses professions de foi géostratégiques sur la Libye ou naguère la Bosnie. Beaucoup plus personnel cette fois pour évoquer sa nouvelle « aventure » : être le commissaire de l’exposition estivale de la Fondation Maeght, consacrée aux liens entre la philosophie et la peinture.

« Une exposition, pour celui qui l’organise, c’est un autoportrait, explique cet intellectuel multidimensionnel à la française, ici mon autoportrait le plus risqué et le plus fidèle. » Dans le livre qui accompagne la présentation des œuvres – il refuse de l’appeler catalogue –, BHL a tenu à insérer un journal intime couvrant les deux années de maturation et de préparation de cette exposition. La première date en est le 20 août 2011, lors d’un dîner d’été à Saint-Paul-de-Vence, ce village presque trop joli perché dans l’arrière-pays entre Cannes et Nice que le normalien sans frontière, figure de la jet-set intellectuelle aussi reconnue à New York qu’au Flore ou à Marrakech, considère comme son « vrai domicile ». Olivier Kaeppelin, le directeur de la Fondation, lui met le marché en main, pour marquer dignement l’anniversaire de l’inauguration, il y a quarante ans, de ce lieu magique, mêlant les pins parasols et l’art contemporain, par André Malraux et son « Musée imaginaire ».

Journal intime

« Très vite, j’ai été conquis par l’idée de constituer une collection, moi qui ne suis pas collectionneur, de saisir cette occasion extraordinaire de faire l’une des plus belles collections du monde, mais éphémère et qui corresponde à mes rêves », confie le plus parisien des Saint-Paulois. Après quatre mois de réflexion, il relève le défi et, le 30 janvier 2012, envoie à son ami Olivier un long « texte programme », sous forme d’une lettre foisonnante, lyrique et déclamatoire, posée au début de l’ouvrage à la manière d’une ouverture d’opéra.

« Cette exposition, elle raconte une histoire, l’histoire de la vérité à travers ses deux grandes vestales que sont la philosophie et la peinture », résume le commissaire Lévy. Son titre, qui est aussi celui du livre, est Les Aventures de la vérité, sous-titré « récit », car les quelque 140 œuvres réunies par BHL sont là pour raconter le bras de fer que se sont livré à travers les siècles l’art pictural et la pensée philosophique. « Si j’ai avec tous ces tableaux et ces dessins une relation intense et personnelle, explique-t-il, aucun de mes choix ne déroge à l’objectif poursuivi. » Sauf un : un portrait d’André Breton par Nadja, qu’il a découvert chez un collectionneur, et pour lequel il a éprouvé un coup de foudre immédiat. Le seul portrait du pape du surréalisme, écrit-il dans le commentaire « où on ne le sente pas statufié, poseur ».

Son expo est aussi prétexte à lever un coin du voile sur lui-même. « Le livre publié à cette occasion est celui dans lequel je dis des choses sur moi que je n’ai jamais dites », prévient son auteur. Il y évoque la tragédie de son frère, handicapé, qui s’est défenestré de son appartement de Neuilly. Une partie du texte de BHL a ainsi été écrite à Bichat où il veillait son cadet dans le coma, dans l’attente de nouvelles qui se révélèrent finalement rassurantes. Il y parle aussi de sa sœur Véronique, qui s’est convertie pendant cette période au catholicisme, un épisode qu’il qualifie d’abord curieusement de « drame », avant de se reprendre, et d’évoquer « un événement majeur ». « Je prends les choses de la religion très au sérieux », justifie-t-il, avec un air de ne pas vouloir confesser tout ce qu’il entend par là. Facette encore inconnue de son personnage, cette expérience lui a permis de revêtir l’habit d’entrepreneur de la culture, en y mettant apparemment la même fièvre obsessionnelle que pour une expédition à Tripoli.

Une histoire d’amour

Le voilà relatant son périple chez les collectionneurs de la planète, épaulé par Tancrède, le fils de son vieil ami Gilles Hertzog : 80 prêteurs, ce qui ne s’était jamais vu à la Fondation. « N’importe quel musée aurait mis une vingtaine de personnes sur l’organisation, là il y en avait deux ou trois, des jeunes femmes, un régisseur, Julien Canovas, d’une compétence extraordinaire. » Manager pour l’occasion, le dénonciateur de la « barbarie à visage humain » s’attarde de bon cœur sur les aspects matériels, les assurances, les négociations avec les galeristes, les normes de climatisation, les délais fournisseurs, le budget, énorme pour un établissement comme celui d’Adrien Maeght; étrange manager quand même qui transforme un simple coup de téléphone en pastiche de Chateaubriand : « Je note. Je suis sur une plage, au bar, le téléphone coincé sur l’oreille, notant fébrilement, sur un bloc de papier pub pour les apéritifs Pernod-Ricard. Et, le soir même, dans ma chambre, j’écris donc mon article : à droite ceci, à gauche cela, plus loin encore cela, et ainsi de suite, le déroulé de l’expo comme si on y était, l’expo déjà là, sous mes yeux et sous ceux de ceux qui me liront, ce n’est pas une expo, c’est un parcours, c’est une déambulation, c’est un roman de l’âme, une épopée, je me sens comme Baudelaire écrivant ses Salons, sans toujours se déplacer, comment ai-je pu douter ? hésiter ? le harceler ? m’angoisser ? »

La peinture, c’est sa plus vieille histoire d’amour. Il n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai. Il y a quelques années, étaient parus en même temps sous sa plume deux livres, l’un consacré à Pierro Della Francesca, l’autre à Mondrian. Des peintres au trait sec, précis, sans esbroufe, qui sont un peu à l’opposé du style qu’il affectionne dans l’écriture. Un livre-catalogue sur Frank Stella a suivi. Ses connaissances sont impressionnantes. Heidegger et les chaussures de Van Gogh, Merleau-Ponty et les pommes de Cézanne, Sartre dialoguant avec Le Tintoret, Foucault passant de Velasquez à Manet, Deleuze étincelant sur Bacon, la grande rupture de Nietzsche, commandeur de l’esthétique moderne, ses « cinq maîtres »(Pollock, Rothko, Stella, Mondrian, Franz Kline), ses découvertes, comme La Datcha, un tableau collectif d’un troublant réalisme, ses inédits – la crucifixion « sauve-qui-peut » de Jackson Pollock ou l’ Alkahest « géologique » d’Anselm Kieffer –, quelle farandole !

Le petit garçon de dix ans, encore ébloui par la beauté de sa maman, à qui il doit sa passion pour la peinture, lorsque sur la plage de Juan-les-Pins, elle part nager avec un monsieur chauve et replet, dont il apprendra plus tard qu’il s’appelait Picasso, lui rend, mine de rien, le plus beau des hommages.


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