« Le problème dans une affaire de cette nature – créer une nouvelle organisation révolutionnaire –, commente Benjamin, ce ne sont pas les hommes, ce ne sont pas non plus les armes, ce n’est même pas l’argent… Non, le problème, cher Paradis, ce nerf de la guerre, le capital le plus précieux, ce sont… les médias ! » (page 393). Une chose est sûre : Le Diable en tête de Bernard-Henri Lévy (qui sort demain en librairie) va le couvrir, et très vite, ce fameux espace médiatique ! Le roman sera disponible demain matin, et sont sûrement déjà parues quelques interviews bien évidemment « exclusives » : j’y parierais ma chemise si j’en avais une. Qu’on le veuille ou pas (non en regard de ce qui se passe dans le monde, mais en cette rentrée romanesque 1984) ce premier roman crée, oui, événement. BHL est une personnalité, une « célébrité » au charisme certain, et il sait (ainsi que quelques autres de ses contemporains – Sollers et Halter entre autres ne se « défendent » pas mal non plus, sans parler de Jean-Edern –, c’est vrai, plaire ou déplaire aux médias. Qu’importe, il sait les faire bouger. Persuadé (?) que les médias peuvent tout, BHL, enfant grandi plein de charmes et de faiblesses, sait donc leur dire ou leur faire dire (et depuis longtemps) combien ils sont nécessaires, plus, vitaux ; et alors, bien sûr, la plupart des médias, gros chats couchés sur le dos, ronronnent, et heureux d’exister, les imbéciles, lui renvoient ses rayons.

Donc tout va fonctionner très vite, y compris les haines et les exagérations, mais c’est le jeu. Aussi lorsqu’un jeune auteur de Vierzon, de Bracieux ou de Veillens (c’est encore bien plus petit !) nous écrira en se plaignant qu’il n’a aucune chance de percer de là-bas… comment lui répondre que « mais non, mais non, pas du tout, pourquoi y dit ça », mais attention, ce jeune inconnu aurait-il le courage, le charme et la naïveté de recevoir tout ce que va se recevoir BHL ? Car ça va cartonner, en tout sens, c’est sûr !

Lorsque j’ai reçu les bonnes feuilles du Diable en tête, je les ai lues vite, curieuse c’est vrai, et plus vite que si le nom ne m’avait rien dit, c’est encore vrai. Pourquoi nier cela ? Mes notes étaient prises, mon plan de chronique prêt, mais j’avais pensé ne sortir ce papier que d’ici à quelques semaines : d’abord pour montrer aux autres qu’ils existent et sont lus eux aussi (et ils le sont), et que l’attente pour BHL lui dure plus de dix jours ! Car enfin si tout le monde écrit son papier dès la première semaine, qui sait ce qu’il fera BHL durant les trois mois que vit officiellement un livre (la trace profonde, ça relève d’une tout autre histoire). « Mais alors, m’a-t-on dit, vous ne collerez pas à l’actualité ? – Mais si, répondis-je, les autres sont aussi l’actualité… – Oui mais vous ne pouvez pas nier que ce roman est un des… (plus haut), et donc vous ne donnerez votre opinion à lire qu’après, quand tout le monde l’aura déjà donnée ? Bref, vous n’osez pas aller au charbon toute seule comme une grande ? » (Oh si madame, oh si monsieur, il y a longtemps déjà que j’écris seule.) Mais voilà, touchée ! On a sa petite vanité et c’est ainsi que je vous livre dès aujourd’hui ma chronique sur BHL, battant différemment mes chroniques pré-prêtes. J’ai été, moi aussi, victime du stress médiatique ? Possible, ou alors « j’ai été eue » ? Possible encore !

En mon âme et conscience, Bernard-Henri Lévy est un romancier. Un romancier classique, fils légitime – qu’il l’accepte ou non – de la tradition, de celle qui a fait Boussardel, les Thibaud, etc., jusqu’aux personnages de Drieu La Rochelle, mêlant l’histoire de son temps – le temps explosé que nous vivons aujourd’hui – à une histoire éminemment romanesque avec comme écriture un matériau certes plus contemporain, plus immédiat, plus parlé souvent. Fils honnête et respectueux, il ne maquille pas ses passions premières, ses respects. Un, Albert Cohen, sa Mathilde (un personnage de femme, de mère, merveilleusement présent – BHL sait dire les femmes et les femmes vont le lui rendre en sachant le lire et le dire). BHL écrit son journal à la manière – timide – de Belle (Belle du Seigneur) – c’est évident –, avec des petits coups de patte, « assez grand genre », de jeune chatte à la syntaxe. Et deux, son Benjamin ne peut pas, et il le sait bien, ne peut pas si vous avez un minimum de lectures en tête, ne peut pas, non, ne pas vous rappeler cet extraordinaire adolescent des Chemins de la liberté – Sartre, tome 2 – qui avait fui un beau-père général, et attendant l’aube dans un hôtel de passe pour aller s’engager… Il attendait l’aube tandis qu’un couple s’aimait derrière la cloison, il en pleurait, l’adolescent, sûr que deux êtres uniques, beaux, purs, s’unissaient enfin…. Alors que la vérité… Le Benjamin de ce Diable en tête relève de cette même féconde naïveté-là.

Balayées, oubliées, la méfiance et l’injure qui se portaient aux lèvres chez les jeunes Nouveaux philosophes. Quant à la psychologie, c’était pour les concierges, ou pour les femmes ! Il n’était de praticable que l’engagement politique jusque (presque) sur le terrain… Si Malraux pratiquait les champs de bataille et participait aux batailles, c’était toujours pour en faire une œuvre, en ramener un roman. Tant pis pour lui !

Balayées, oubliées, les théories, Dieu merci ! – Et pour ce coup d’essai, BHL n’a jamais manqué de courage –, BHL ose une succession de rebondissements par un jeu de lancer de mini-informations avec rebond cent cinquante pages plus loin, et on comprend très vite que chaque acte, chaque événement, chaque caractère, peut être raconté, compris autrement. Masque sur masque, chaque personnage est bien sûr multiple, et la vérité aveuglante est toujours fausse… Alors en arrive une autre, mais est-ce la vraie ? Y en a-t-il une, d’ailleurs ?

Oui, en 499 pages, BHL, en vrai feuilletoniste, réussit à nous passionner, à nous émouvoir, à nous agacer, à nous dérouter. La séquence politique souffre d’un vouloir à expliquer alors que, Dieu merci, tous les autres chapitres racontent ce jeune Benjamin. Ce jeune Benjamin qui a tout (« Jamais de ma vie je n’aurai vu tant d’atouts, au même moment, réunis dans la même manche »), sauf, sauf qu’il est né d’un père collabo et dénonciateur de juifs (il sera fusillé). Et bien sûr sa mère (oui, elle est le personnage le plus fort, cette petite-bourgeoise qui n’a pas compris grand-chose) et son beau-père lui cacheront la vérité, et re-bien sûr il croira que son père était en vérité : un héros ! Classique. Quel effroyable gâchis quand il saura – classique aussi, certes.

La force romanesque de BHL est certes d’avoir (mais ça, beaucoup le savent maintenant) étudié l’époque 1942, d’avoir su la reconstituer. Mais sa vraie force romanesque est d’avoir osé, avec ce matériau comme toile de fond (jusqu’à nos jours), d’avoir osé tous les coups de théâtre qu’il ose. Horrifiés, intrigués, émus, on marche à cette vie de gosse de riche, cette vie-calvaire, cette vie imbécile, cette vie exemplaire du parfait ratage qu’est le passage de Benjamin.

Bien sûr il y a dans ce roman tous les thèmes chers à BHL (et à quelques autres) : le problème juif, la guerre d’Algérie, les barricades de Mai 68, les Brigades rouges, Jérusalem, les Palestiniens, Beyrouth… Et qu’il me pardonne, c’est sûrement capital pour lui – mais pas romanesquement –, et le seul moment où j’ai flanché, c’est injustement (je rêvais de ciseaux) lors des discussions et prises de position politiques : je les ai trouvées, oui, longuettes, et surtout, ils sont au moins cinquante écrivains à Paris à pouvoir aussi les écrire… Par contre, l’émerveillement des rapports Mathilde-Benjamin enfant, par contre la haine innée de l’enfant – bouleversante – pour ce beau-père qui a l’air comme cela si gentil, si protecteur, tu parles… Par contre cette histoire d’amour avec Marie qui s’annonce comme une petite bécasse un rien « in », y compris les jeux de l’amour pour affoler son amant si étrange (elle joue à être deux, elle a une sœur jumelle), cette Mathilde qui saura, elle, mourir pour Benjamin (elle est bien la seule) : « …et le geste de ses mains à l’instant où elle est tombée et où elle semblait vouloir les accrocher au ciel… » Pour Benjamin cette belle petite gouape, ange noir, enfant saccagé perpétuellement trahi depuis qu’il est né. Oui, par contre, tout le sens des petits détails qui amènent les rebondissements incessants sont le fait d’un romancier, et il faut toujours se réjouir qu’un nouveau romancier voie le jour…

Non, il ne va pas falloir croire les ronchonneurs ni les raisonneurs. Il y a là une cascade d’histoires qui s’enchevêtrent, mêlant roman d’amour et de non-amour au roman familial, ajouté au roman politique et d’espionnage, voire au roman galant dites-vous ? BHL certes semble être un vrai pratiquant des femmes, mais pudique en mots, ses scènes érotiques sont un rien hâtives, plutôt préenveloppées et jamais vraiment déballées, si vous voyez ce que je pense vouloir dire.

Roman de l’apprentissage de Benjamin dans un monde si pipé qu’il préférera mourir (on n’a jamais retrouvé son corps : est-ce que BHL se réserve une suite ?). Il préférera mourir, lui, ce fils de collaborateur fusillé, pour arranger les affaires sentimentales de l’amant de sa mère – grand résistant, lui. Il mourra, non sans avoir donné tous ses papiers, documents, preuves, témoignage, Journal… à un jeune homme beau et sombre qui d’évidence est BHL soi-même qui passait par là… Mais où ? À Jérusalem – la boucle de vie de Benjamin enfin bouclée, là.

Oui, les femmes vont aimer ce roman. Il y a une déchirure chez Benjamin qui ne peut les laisser inertes. Et puis BHL sait écrire les femmes, je le répète [vous en connaissez beaucoup ces temps-ci ? Oui, il y a aussi Jean-Pierre Dufreigne dans La vie est un jeu d’enfant (Grasset), Philippe Boegner avec Un dîner en ville (Messinger), et Jean-Claude Guillebaud dans L’Ancienne Comédie (Seuil). « Et moi, et moi ? » – ne criez pas, je n’ai pas tout lu encore !] Les femmes vont aimer ce roman, et faire un immense succès à ce Benjamin-là, clone parfait de tant d’autres Benjamin « fruit du même lapsus, du même hoquet, de la même gigantesque erreur de calcul à quoi se résume l’époque où nous sommes égarés ».

Non BHL n’est pas un essayiste de plus qui s’essaie au roman, mais bien un romancier (égaré dans les essais jusqu’à cette rentrée ? Ça, c’est pour le plaisir de la boutade).

Il faut entendre, et il faut écouter la musique de cette comédie barbare-là : elle nous renvoie en plein cœur tous nos Benjamin égarés, perdus, petits d’hommes effrayés, horrifiés d’avoir à vivre le monde tel qu’il leur est « offert », et qui croient n’avoir que la violence pour y survivre, qui, le plus souvent inconscients, confondent pétards de 14 Juillet et bombes et s’étonnent qu’on n’applaudisse pas à leurs exploits comme on le faisait lorsqu’ils étaient enfants. Le Benjamin de BHL prend les traverses les plus noires jusqu’à sa « rédemption » (et celle de son père) par sa mort, holocauste. Thème éminemment romantique s’il en est…


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