« Nous, les intellectuels français… » Nous pourrions dire cela, tant les causes qu’ils défendent, le statut qui est le leur s’associent étroitement au rôle éminent que nous confions à notre pays lorsqu’il s’agit de dire le droit, de s’insurger, de faire au monde la morale. Les Américains disent : « We, the people » (Nous, le peuple). Nous, il nous faut un remords. Bernard-Henri Lévy nous en propose un. De taille, puisqu’il contient en lui-même tout ce que l’Europe traîne derrière elle : les Balkans, les religions, les guerres, les corridors, l’Histoire.

Sarajevo est cette Jérusalem de notre espérance et de notre malheur. « Si je perds ton souvenir, que ma langue s’attache à mon palais. » Lieu vers où vont les regards et « montent les tribus ». Les intellectuels ? « Peuple de prêtres, peuple de rois ». Ainsi Bernard-Henri Lévy nous propose-t-il cet « itinéraire de Paris à Jérusalem » qui reste une grande trace de notre écriture. De Paris à Sarajevo, les premières étapes ne sont pas sérieuses : la Closerie des lilas, la Colombe d’or, Venise, un château en Slovénie… Il en faut, du temps, pour « se dépouiller du vieil homme »… !

Mais on y arrive. On sait où est le tragique. On le voyait venir. Une certaine culture du massacre : Verdun. Guernica. Katyn. Sarajevo pour ne prendre que les derniers en date. Nous avons là nos étoiles de souffrance, les hauts lieux de notre négation. Nous savons ces choses-là, nous autres Européens. Aujourd’hui, Srebrenica et ses cartes d’identité que des Américains incrédules viennent ramasser aux pieds des cadavres…

Et cet aimant de nos consciences nous amène dans les rues dévastées d’une Europe où l’on tire sur des enfants comme à la fête foraine. Comment, à ce moment-là, ne pas rejoindre les 552 pages d’indignation de BHL ?

Ce n’est plus là de l’irritation, comme parfois nous en donne l’homme à la chemise blanche. C’est matière à penser et à être. C’est une leçon de choses dans ce laboratoire d’Histoire où le H est toujours majuscule. Avec Sarajevo, on ne pouvait pas mieux tomber, côté Histoire. C’est l’image d’Epinal de toutes les causes. On y revient pour aller dans les caves écouter des voix d’hommes sous les obus ; on y enterre à l’ombre des tireurs ; on y cherche des armes et on y retrouve une mémoire. C’est tout cela que BHL est allé chercher en Bosnie. Une inquiétude, une honte aussi. C’est tout cela qu’il savait y trouver comme une évidence triste.

Car je prends la plume au nom de cette tristesse et – pour ainsi dire – pour la défendre. Il n’est pas vrai d’affirmer que nous pouvions, que nous devions intervenir sans aucun mandat juridique. Le gendarme France n’avait pas le pouvoir (et il se l’interdisait à lui-même) d’agir de son propre chef, sous ses propres couleurs, en fonction de sa propre vision des choses. On ne peut pas demander à l’ONU d’écrire un nouveau droit – qui serait celui de l’ingérence – et, en même temps, faire de l’ingérence une sorte de droit national propre à la France, à son génie et à ses soldats.

D’ailleurs, selon François Mitterrand, tel que BHL le rapporte, il y eut une autre guerre d’Espagne que celle de 1936. C’est celle qui vit l’empire français trébucher sur ses propres massacres…

Si, dans les dernières semaines, le bleu des casques et le blanc des camions ont viré au vert-de-gris, c’est parce que l’ONU a fait de l’Otan son prestataire de services. Qu’aurait-on dit si l’Otan s’était dispensée de cet aval, de ces votes, de cette procédure ? Car il s’agit bien ici de droit. La lente, la trop lente gestation du droit international nous irrite. Mais qu’avons-nous d’autre sous la main ? Notre vieux prurit expéditionnaire devrait nous garder de l’unilatéral…

Alors, il reste l’Europe. Une partie de notre chair s’est ensevelie à Sarajevo. Au vrai sens du terme, nous y avons perdu l’esprit. Il y avait en effet côte à côte, pendant toutes ces nuits et tous ces jours, l’Europe de la monnaie unique et celle des sacs de sable et des lignes de front. Elles ne se rencontraient pas. Elles s’étaient perdues de vue. On allait en même temps et d’un même pas partager la monnaie et séparer les « ethnies », réduire les déficits et épurer les territoires. Mais chacun de son côté. Et c’est cette ambivalence européenne qui fait du livre de BHL le vrai livre d’aujourd’hui. Goethe et Buchenwald à peu près au même endroit, là où la conversation la plus élevée côtoie la neige sale des charniers.

Bernard-Henri Lévy est l’un des nôtres parce que, entre ces deux Europe qui titubent, celle de Francfort et celle de Srebrenica, il a choisi. Il avait cru entendre que la monnaie était plus précieuse que l’homme. Et il dit non, simplement.


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