Le nouveau livre de Bernard-Henri Lévy commence le 31 janvier 2002, jour de la mort de Daniel Pearl, ce jeune journaliste américain enlevé à Karachi, puis décapité par une bande de fous de Dieu. Quinze mois plus tard, il y a ces cinq cent quarante pages flamboyantes, rédigées au cours d’une enquête qui a conduit l’auteur de Londres à Sarajevo, de Los Angeles à Dubaï, de Kaboul à Islamabad. Qui a tué Daniel Pearl ? Une petite secte de fanatiques, ou un nouveau système du Mal qui fomente la haine de l’Occident avec l’aide de quelques États voyous ? Le livre fait déjà événement. Non seulement parce qu’il paraît au moment où cesse au Proche-Orient une guerre qui pourrait en annoncer d’autres. Mais aussi parce qu’il mêle dans une forme très fluide plusieurs registres, à la fois polar théologique et plongée au cœur des ténèbres, thriller à la Mr. Arkadin et investigation sur notre présent. Rencontre avec l’auteur.
MARC LAMBRON : Comment l’idée d’un livre sur Daniel Pearl s’est-elle cristallisée ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Son image, d’abord. Son pauvre visage supplicié à l’instant où le décapite l’un des membres du commando de fous de Dieu qui l’ont kidnappé huit jours plus tôt. Et puis le sentiment, très vite, qu’on est loin, très loin, d’un simple fait divers, et que cet homme, ce grand journaliste, a été assassiné parce qu’il était en train d’approcher d’une vérité interdite. D’où, tout de suite, cette idée fixe : remettre mes pas dans les siens, terminer l’enquête qu’il avait commencée…
Vous étiez candidat à l’immolation ?
Oh non ! loin de là ! Mais rendre hommage à cet homme, tenter de ressusciter cet ami posthume, oui. Ma façon, si vous voulez, de reprendre la phrase fameuse de Kafka : « J’écris pour sortir du rang des meurtriers. »
Mais il y avait des risques ?
Il y a toujours des risques quand on approche de la maison du Diable. Mais on ne peut pas passer son temps à dire qu’être écrivain, c’est se mettre en péril, risquer son propre corps, jouer avec la corne du taureau – et reculer quand le cours de votre existence vous propose de vivre tout cela pour de vrai.
Dans le livre, Daniel Pearl est campé comme un chevalier blanc, un héros positif. Avec une part d’identification ?
Sur le côté héros positif, sûrement pas : Daniel Pearl était un héros, moi non. Cela dit, il y a des points communs qui ont rendu possible l’aventure folle, parfois hallucinée, qu’a été cette année passée dans l’ombre de ce mort, dans ses traces. Le judaïsme, par exemple. Sa façon d’être juif, positive, solaire, ouverte à l’autre, qui n’est pas le contraire de la mienne. Parfois, j’ai eu l’impression de revivre l’histoire des deux théologiens de Borges qui se rendent compte, après de longues, très longues pérégrinations, qu’ils étaient comme une même âme jetée dans deux corps différents.
L’enquête glisse de la victime à l’assassin. L’organisateur du meurtre s’appelle Omar Sheikh, et l’on découvre progressivement que c’est un Pakistanais éduqué à Londres, un homme qui a été exposé à ce que l’Occident compte de plus sophistiqué.
C’est cela, oui. Et ça pose évidemment un sacré problème. Je suis de ceux qui pensent qu’il y a un autre islam que celui des intégristes : celui, en gros, que j’ai vu à l’œuvre chez le commandant Massoud, chez le président bosniaque Izetbegovic, chez les femmes algériennes, chez les intellectuels marocains, et auquel je crois plus que jamais. Mais enfin cette enquête m’a tout de même appris malheureusement, qu’il ne suffit pas, pour que cet islam de bienveillance triomphe, qu’il fasse la jonction avec l’Occident et les Lumières. Omar Sheikh, l’assassin de Pearl est un Anglais parfait. Il a étudié à la London School of Economics. C’est un virtuose de l’ingénierie financière. Et cela ne l’a pas empêché de devenir un des proches lieutenants de Ben Laden, probablement impliqué dans l’attentat du 11 Septembre…
Il y aurait donc des « golden boys » de la terreur ?
Vous savez que les instigateurs des attentats du 11 Septembre se sont probablement enrichis par un jeu boursier sur des actions à la baisse, une spéculation sur la mort. J’en apporte la confirmation dans la partie de l’enquête qui se passe à Dubaï. Vous connaissez, n’est-ce pas, la vieille formule lepéniste sur les capitalistes si âpres au gain qu’ils vendraient la corde pour se pendre ? eh bien la revoici, avec la personne d’Omar, recyclée version haute technologie et instruments financiers sophistiqués. S’ajoute à cela le point brûlant sur lequel Pearl enquêtait au moment de sa mort, et que j’ai continué à explorer : la collusion entre les cellules d’Al-Qaïda et une partie des services spéciaux pakistanais. Autour, notamment, de la possible livraison d’armes de destruction massive à Ben Laden.
Vous avez réussi à entrer dans un lieu qui apparaît dans le livre comme absolument méphitique, la madrasa de Binori Town, à la fois mosquée et école coranique.
Un endroit hallucinant, au cœur de Karachi, à quelques centaines de mètres du consulat américain. Un Tora Bora en pleine ville, une cité interdite où Ben Laden a peut-être été soigné récemment. À l’intérieur, des hommes en armes de plusieurs nationalités, des portraits de Ben Laden, des turbans et des ordinateurs, une haine absolue de l’Occident. C’est là que l’assassin de Pearl a dormi, est venu prendre des ordres, en a donné, a recruté ses exécutants.
Quand on regarde vos livres depuis vingt-cinq ans, il y a toujours cette volonté de pénétrer dans le cerveau du Démon. Le jeune terroriste du Diable en tête, les intellectuels staliniens et fascistes des Aventures de la liberté, le chef de gare d’Auschwitz dans votre pièce Le Jugement dernier, les kamikazes islamistes, et aujourd’hui Omar Sheikh. Est-ce qu’il n’y a pas de chevalerie du Bien sans fascination pour le Mal ?
Fascination, je ne crois pas. La vérité, c’est que je ne suis pas manichéen. Je ne suis pas une belle âme qui exorcise la part maudite des autres. D’où cette idée que le Mal est partout, parmi nous, parfois en nous. Et d’où aussi la volonté de se mettre à la place du Diable, de pénétrer dans l’intelligence intime de la séduction diabolique, de passer de l’autre côté, d’entrer, tant que faire se peut, dans l’âme du possédé pour tenter de comprendre ce qui s’y produit. Explorer ce vertige-là, aller au bout de soi-même, aller par-delà les bons sentiments, contre les doreurs de pilule professionnels, contre ceux qui veulent nous convaincre que le monde est enchanté, voilà le travail des écrivains. Il y a un grand romancier, très sous-estimé à mon avis, qui a joué cette partie-là, c’est Malaparte. Il va espionner Himmler dans son sauna, entre dans le bureau du tueur croate Ante Pavelic, dîne à la table du gauleiter de Pologne, et raconte ce qu’il a vu. Pour arriver à cette conclusion, notamment, tellement géniale, et que seul un écrivain pouvait atteindre : les nazis sont des gens qui ont peur. Eh oui, comme Omar Sheikh. Lui aussi est quelqu’un qui a peur et sa barbarie découle, au moins en partie, de là. Peur du sexe, du corps féminin, de l’impureté du monde.
J’ai l’impression que c’est un livre qui regarde vers l’Amérique. Il y a quelques mois, le magazine Vanity Fair vous a consacré un long portrait. Le courrier des lecteurs, le mois suivant, trahissait des réactions éberluées. Ils avaient l’air de vous prendre pour un mélange d’Al Pacino, de Jean-Paul Sartre et de GI Joe. Un modèle d’intellectuel inconnu à Washington ?
Je ne sais pas. Il est vrai que j’ai toujours des modèles en tête et que, cette fois-ci, ils étaient plutôt anglo-saxons. Les romans de John Le Carré, le livre de Norman Mailer sur Lee Harvey Oswald. Ces jeux de poupées russes, d’énigmes encastrées. Il est vrai aussi que Qui a tué Daniel Pearl ? a été écrit en Français, donc depuis un horizon pour eux inattendu. C’est ce que l’on dira, peut-être.
Si on lit entre les lignes, on a le sentiment que ce livre sur la mort d’un fils est aussi une lettre à un père disparu.
Au départ, c’est un livre sur la guerre, la peur, le tragique de l’existence. D’autres motifs profonds, pour moi essentiels mais non programmés, ont pu surgir. Des dettes qui ne sont pas acquittées.
Des dettes ?
Mais oui. Vivre, c’est être en dette. Dans le fait même d’exister, il y a cette dimension de dette, cette idée que nous devons quelque chose au monde. Et cela est encore plus vrai quand on a « reçu » un peu plus que d’autres… Sartre disait cela. C’était même sa définition du salaud : quelqu’un qui croit que ce qu’il est lui est dû. Eh bien, voilà. Dans les relations avec les autres, les inconnus et les proches, la femme que l’on aime, les amis, on n’est jamais tout à fait justifié, on a sans cesse à se justifier d’être. C’est ainsi, en tout cas, que je vois les choses. Tout le problème, à partir de là, étant, bien entendu, de le faire de façon positive, ironique, éventuellement joueuse. Penser la dette sans ressentiment, c’est pour moi, l’un des questions existentielles les plus importantes.
On relève souvent chez vous une dimension guerrière, tactique, une façon d’entrer en campagne.
Vous connaissez la lettre de Flaubert à Baudelaire, avant la parution de l’un de ses romans : « Je prépare mes batteries et mes affûts. » Un écrivain, bien sûr, croit à la justice immanente. Il croit que ses livres s’imposent par eux-mêmes. Mais enfin, il ne faut pas non plus être angélique. Il y a le ressentiment des autres, la malignité, la haine. Et, contre cela, il faut bien des contre-feux, de la stratégie, un minimum d’art de la guerre.
Il y a un lieu commun sur vous, que l’on lit ici et là : « Il est riche, beau, intelligent, brillant. » Vous avez remarqué que l’adjectif « riche » est toujours placé en tête ?
Cela en dit long sur l’échelle de valeurs de ceux qui écrivent ça. Ce n’est pas la mienne. Mais bon. Comme on ne peut pas se dépêtrer des images projetées, il faut avancer. Les clichés, les marionnettes, tant pis.
Mais quand votre effigie est installée au musée Grévin, vous passez du côté des statues ?
À tout prendre, je préfère cette caricature-là à d’autres. C’est une figure de cire, fragile, précaire. Un coup de chaleur et elle se liquéfie. Un caprice du directeur du musée, et elle file en enfer. C’est une statue sympathique, si vous voulez. Presque aussi périssable que son modèle. Un clone sans orgueil.
Vous avez une façon assez inimitable de mélanger les mondes. Vous connaissez Salman Rushdie et Christian Louboutin, vous pouvez diriger Lauren Bacall au cinéma et dialoguer dans Le Point avec José Bové. C’est le grand écart ?
Je crois que c’est surtout ma version à moi de la phrase de Barrès : « Comme on ne peut pas écrire tout le temps, il faut aller à la Chambre l’après-midi. » Une manière de vivre plusieurs vies en une. La vie est longue en fait. Il y a de la place dans une vie pour plusieurs temps. Alors, vous avez les vies successives magnifiques, comme Rimbaud. Mais il y a les vies simultanées, et ce n’est pas mal non plus. Lévy, ça peut aussi s’écrire « les vies ». Peut-être est-ce ma façon d’habiter mon patronyme ?
On a le sentiment que vous êtes souvent absent de Paris.
C’est vrai que j’aime voyager. J’aime l’ubiquité méthodique. Et puis, il y a ma très grande difficulté à travailler à Paris. J’aime trop le macadam de Paris pour y avoir envie du sacerdoce ingrat qu’est tout de même l’écriture. Qui a tué Daniel Pearl ? a été écrit au Pakistan, en Inde et à Saint-Paul-de-Vence.
Que savez-vous aujourd’hui que vous ne saviez pas en 1977 ? Et avez-vous envie d’apporter des correctifs au parcours ?
Bizarrement, j’en sais un peu plus, mais pas beaucoup plus. Je vieillis évidemment, mais en me sentant contemporain de celui que j’étais il y a vingt-cinq ans. Et je n’ai pas envie, non, de raturer quoi que ce soit. Ni dans ma vie personnelle ni dans mon parcours intellectuel.
Si votre maison brûlait, qu’emporteriez-vous ?
Le manuscrit en cours.
Est-ce qu’un monogame, c’est quelqu’un qui ne séduit plus les femmes ?
C’est quelqu’un qui se défend de les séduire.
État présent de votre esprit ?
Mélancolique et inquiet par rapport au monde vers lequel nous allons, qui est très différent de ce dimanche éternel dans lequel nous pensions entrer à la chute du communisme. D’ailleurs mon livre traite de l’effroi. Il annonce des temps de violence de guerres intestines, d’émeute généralisée, d’état de siège planétaire. Des surlendemains qui déchantent.
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