HARRY BELLET : On dit que toute la philosophie est un commentaire de Platon, lequel n’aimait pas les images…

BERNARD-HENRI LÉVY : Toute la philosophie est, peut-être, un commentaire de Platon. Mais, heureusement, il y a eu Nietzsche qui a renversé le platonisme. Puis Heidegger qui a proposé d’en sortir. Puis le structuralisme qui a pensé à côté. Puis le « lévinasisme » qui a opéré cette trouée dans l’être, et hors de l’être, que j’appelle, moi, le contre-être. Et quand je me fais, avec cette exposition, collectionneur éphémère, je sais bien que mon ennemi, c’est Platon. L’ennemi éternel des artistes, c’est Platon. Ce que Nietzsche appelle « la maladie de Platon », pas celle dont Platon souffre mais celle qu’il inocule, c’est la censure de l’art, sa disqualification, sa mise à mort.

HB : À cause de la mimésis ?

BHL : À cause d’une conception de l’être qui génère l’iconoclastie. Car il faut bien comprendre cela : le grand iconoclaste, bien avant les talibans, c’est évidemment Platon. Parce qu’il offre comme idéal aux humains la contemplation de l’Un et du Bien, parce qu’il fait donc la chasse aux reflets et au scintillement du multiple, il condamne forcément les images et enferme les artistes dans le rôle de faiseurs de semblants. Il faut, alors, tout le génie de Nietzsche pour renverser la table et dire : « Le semblant, c’est toi, Platon ; c’est toi qui, plaidant pour une fausse vie, pour une vie amoindrie, es du côté du simulacre ; et ce sont les artistes qui sont du côté de la richesse de la vie, de sa profusion, de son affirmation — donc de la vérité ».

HB : Vous ne parlez pas d’une exposition, mais de votre collection éphémère ?

BHL : Oui, c’est cela. Je dis aussi : une appropriation provisoire. Il y a plusieurs manières de s’approprier l’art. Certains l’enferment dans des coffres-forts à Singapour. D’autres possèdent, mais pour faire vivre et circuler les œuvres. Et puis il y a les « appropriateurs provisoires », ces gens qui exercent un métier bizarre, celui de commissaire, auquel je m’essaye très, très provisoirement. Je n’aime pas beaucoup le mot. Car commis par qui ? Commissaire à quoi ? C’est un mot qui sent le bolchevisme et la police. Curateur, c’est un peu mieux. Il y a, dans curateur, l’idée de prendre soin, de veiller sur. Mais collectionneur éphémère, j’aime vraiment bien, c’est le meilleur mot, le plus exact.

Je sors d’une période de vie magnifique où, pendant deux ans et pour quatre mois, j’ai constitué ce qui est, pour moi, la plus belle collection du monde. C’est une chance extraordinaire que m’ont donnée Adrien Maeght et Olivier Kaeppelin. Je n’aurais pas écrit ce livre sans l’exposition. Mais je n’aurais pas fait l’exposition non plus s’il n’y avait pas eu la possibilité du livre. De Valéry à Barthes, Lacan et Sartre, il y a l’idée que la commande est première. La demande. On n’écrit jamais comme ça, les yeux fixés sur l’éternité. Je n’aurais pas écrit La Guerre sans l’aimer sans la guerre de Libye, Le Lys et la cendre sans la guerre de Bosnie, et ainsi de suite. Il y a toujours une réquisition.

HB : Mais vous n’êtes pas à l’origine de ces guerres. De l’exposition si.

BHL : Ces guerres, j’y ai été impliqué et j’en tiens la chronique. Mais c’est intéressant, car on me questionne aujourd’hui, à propos de cette exposition, sur le thème : « Vous renoncez à l’engagement ». Or c’est le contraire : j’ai rarement été aussi engagé que cette fois-ci puisque, là, je suis totalement responsable de chacune des pièces que je produis.

Quand j’ai reçu la proposition d’Olivier Kaeppelin et Adrien Maeght, j’ai eu le sentiment d’une espèce de rendez-vous secret, très anciennement fixé, que je pouvais enfin honorer. J’ai souvent écrit sur l’art, des petites choses. Mais je savais que le moment viendrait où j’aborderais la question de manière frontale. J’attendais le jour. J’ai eu l’impression qu’il était venu. C’était une bonne nouvelle, mais pas tellement une surprise, et il n’y a pas eu une seconde d’hésitation.

HB : Comment avez-vous procédé ?

BHL : Le livre (Les Aventures de la vérité, Peinture et philosophie, un récit, Grasset) répond très exactement, dans le détail, à la question que vous posez. Il montre d’où ça part, par où ça passe, où ça arrive. Il donne l’idée de départ ; raconte comment elle est mise à l’épreuve et se transforme ; et expose, enfin, la collection ainsi formée et qui n’est que le terme, la dernière étape, du parcours. L’essentiel, du coup, c’est le livre car il déplie, en quelque sorte, le processus. Le Journal de bord, en particulier, donne un tableau précis des péripéties de l’exposition et de l’envers de son décor. Comment on part d’une intuition, comment on la nourrit, et comment elle finit par prendre corps. Après, il y a tous les cas de figure. Les œuvres que je voulais parce que je les connaissais. Celles dont je me souvenais sans savoir où elles se trouvaient. Et celles que je ne connaissais pas et que j’ai rencontrées.

Un exemple des premières : le portrait de Goethe par André Masson. Je suis retourné le voir dans le musée d’Israël où il est conservé, vérifier que je l’aimais toujours autant, qu’il disait bien ce que je pensais qu’il disait, et convaincre la conservatrice de me le prêter. Un exemple de tableau dont je ne savais plus où il était : la Pieta de Cosme Tura. Je l’avais vue, 40 ans plus tôt, parce que Tura était le peintre d’Antonin Artaud et que j’étais, en ce temps-là, obsédé par Antonin Artaud, presque fétichiste d’Antonin Artaud. Mais où l’avais-je vu ? Dans quel musée d’Italie ? Je ne m’en souvenais absolument plus et ai mis un peu de temps à le retrouver, au musée Correr, à Venise. Autre exemple : Le Spectre du gardénia de Marcel Jean ; autre œuvre fétiche de ma jeunesse, retrouvée grâce au galeriste Marcel Fleiss.

Et puis il y a les œuvres que je découvre chemin faisant et qui me deviennent aussi précieuses, presque indispensables, que les autres. C’est par exemple The Communicator, la tête noire, plantée de cristaux, de Marina Abramovic que je mets en regard de celle de Marcel Jean. L’exposition est intitulée « Les aventures de la vérité ». Le fait est que l’exposition elle-même a, aussi, été une aventure.

HB : Vous êtes allé vérifier que le Masson, vous l’aimiez encore. Il y a de l’amour dans tous vos choix ?

BHL : Oui. Ce n’est pas le seul critère, bien sûr. Ni peut-être le principal. Car, quand on raconte une histoire — en l’occurrence l’histoire de l’idée de vérité — c’est souvent le sens qui commande et on a tendance à considérer les œuvres comme les séquences d’un grand récit. Ça énerve parfois les artistes. Et ils n’ont, évidemment, pas tort. Mais, dans mon cas, il y a toujours eu ce deuxième critère : il fallait que les œuvres m’émeuvent, me bouleversent, me plaisent.

HB : N’est-ce pas contradictoire avec l’idée d’un philosophe froid et objectif ?

BHL : Totalement contradictoire. Et le « Journal » prend acte de cette contradiction. Je commence comme un commissaire, choisissant mes œuvres avec distance, froideur, en fonction de l’histoire que j’entreprends de raconter. Et puis, très vite, je suis débordé. Au sens propre, débordé. C’est la force des œuvres, leur présence, leur éloquence, qui me rattrapent, me submergent et, si j’ose dire, me forcent la main. Le portrait d’André Breton par Nadja, par exemple. Un puriste dirait qu’il n’a rien à faire dans cette exposition. Mais c’est vrai que, quand je l’ai vu chez Paul Destribats, quand j’ai découvert cette révolte du personnage Nadja croquant son portraitiste et lui donnant ce visage incroyable, quand j’ai compris que je tenais là la seule image de Breton où il est à la hauteur de l’extase qu’il revendique, du dérèglement des sens qu’il s’assigne, du rimbaldisme dont il se réclame, je me suis dit : « sens ou non, histoire de la vérité ou pas, je ne peux pas ne pas montrer cela ! »

HB : Que représente pour vous le « journal » dans le livre ?

BHL : Il y a le plan de vol qui est ma lettre à Olivier Kaeppelin. Et il y a le journal de bord qui consigne les péripéties, les turbulences de la traversée — y compris, quand ils entrent en composition avec l’exposition, des épisodes privés. Ce sont des extraits de mon Journal, bien sûr. Et, donc, tout n’est pas dit. Mais tout ce qui me semblait transmissible, et de nature à rendre intelligible l’aventure, ses retournements, ses revirements, est là. C’est comme dans un film. Vous avez le scénario. Puis les rushs. Puis le montage. Eh bien là, les rushs, c’était les centaines d’œuvres dont j’avais envie. Après, pendant la deuxième année, 2012-2013, chaque fois qu’un choix était acquis, je commençais de rédiger la notice destinée à la deuxième partie, la partie proprement catalogue, de l’ouvrage. Et je me mettais à la regarder, à la voir, autrement. Car écrire sur une œuvre, ça veut dire la regarder autrement. Et la découvrir sur les cimaises de la Fondation en même temps, ou presque, que les visiteurs de l’exposition, ce sera la voir encore autrement — un peu comme le film déjà monté et projeté pour la première fois sur grand écran ; ou comme un auteur de théâtre découvrant sa pièce le jour de la « répétition générale »…

C’est, encore, comme dans certains romans : on est dans le brouillard ; jusqu’au bout, dans le brouillard ; et on n’en sort, au fond, qu’à l’instant où l’œuvre s’achève et devient visible aux yeux des autres. C’est comme ça. Et il ne faut pas tricher avec ça. Pour rédiger les notices qui accompagnent les presque 150 œuvres exposées, j’ai essayé de ne pas travailler d’après photos, mais d’aller voir les originaux, presque chaque fois, avant d’écrire. Il y a des exceptions. La Crucifixion de Pollock, par exemple, prêtée par Gagosian. Ou les Vacances de Hegel de Magritte qui viennent d’une collection privée américaine. Mais elles ne sont pas nombreuses.

HB : Vous avez également réalisé des entretiens avec des artistes, dont certains ne sont pas dans l’expo. Pourquoi ?

BHL : Parce que c’est vraiment une exposition sur la peinture et sur la philosophie. Alors, exposer de la peinture, ce n’est pas très compliqué, je savais comment faire. Mais exposer de la philosophie, c’était une autre affaire. Fallait-il placarder des textes, graffiter des mots, faire entendre des archives ? Non. L’idée était, d’abord, de rendre présente la matérialité du texte philosophique. Et c’était, ensuite, d’entrer dans la dialectique du rapport entre ces textes et les artistes. De là l’idée d’aller voir des artistes que je savais habités par le questionnement philosophique ; de choisir avec eux un texte qui compte dans leur travail ; et de le leur faire lire.

C’est Olafur Eliasson lisant Merleau-Ponty, Adel Abdessemed dessinant, avec une virtuosité extraordinaire, les « bottes » de Vincent Van Gogh elles-mêmes interprétés par Martin Heidegger dont il lit, en même temps, quelques lignes. C’est Matthew Day Jackson lisant l’avant-dernière page du Rire de Bergson. Et ainsi de suite. Jusqu’à Gérard Garouste lisant une page du Talmud ou Jeff Koons un fragment de la Métaphysique d’Aristote. Certains, me dites-vous, ne sont pas dans l’exposition ? Mais si. Ils y sont grâce à cela ! D’autant que vous avez encore le cas des frères Chapman que je n’avais pas prévu d’exposer ; et c’est pendant leur lecture que j’ai repéré, au bout de l’atelier, une œuvre extraordinaire qui s’appelait alors HellScape (échappée de l’enfer) et sans laquelle je n’ai plus, à partir de cet instant, pu imaginer l’exposition.

HB : Le point de départ, c’est une œuvre qui représente le voile de Véronique. Une image « Acheiro Poeites », c’est-à-dire « non faite de main d’homme ». Pourquoi choisir une œuvre où l’artiste n’intervient pas ?

BHL : Parce que c’est la vraie naissance de la peinture. C’est une ruse de guerre extraordinaire qui requérait, au contraire, toute l’habileté de l’artiste, tout son artisanat. C’est un coup de théâtre, doublé d’un coup de force, qui, seul, pouvait permettre aux peintres de déjouer l’interdit platonicien. On oublie à quel point le platonisme, c’est-à-dire l’iconoclastie, a pesé sur la chrétienté triomphante. Eh bien, pour contourner cela, pour légitimer leur travail et suspendre l’interdit, les peintres ont fabriqué cette histoire abracadabrante, complètement apocryphe, citée dans aucun évangile, de la jeune femme qui, à la sixième station du Calvaire, tend son linge au christ supplicié. Et ils disent : « attention, ce n’est pas nous qui peignons, c’est le Saint-Esprit lui-même qui est à l’œuvre ; preuve que l’image peut être bonne… ».

Dans cette guerre de longue durée, dans cette guerre de 2 500 ans entre les philosophes et les peintres, dans cette guerre interminable où il y a eu des coups de Trafalgar, des « kriegspiel », des tranchées, des commandos, cette histoire de Véronique est une manœuvre étonnante, à enseigner dans les écoles de guerre. La parole géniale des peintres confrontés à la volonté des philosophes de les faire taire.

HB : Le pape Grégoire le Grand admet les images, comme bible des analphabètes. Votre exposition peut-elle être la bible des illettrés en matière de philosophie ?

BHL : Dans le livre en tout cas, ce sont les images qui portent, qui racontent, la philosophie. Les visages des artistes dans les vidéos, mais aussi les images des œuvres dans la dernière partie du livre et, demain, sur les cimaises. Elles parlent, ici, en langue philosophique. La manière dont elles sont agencées produit, pour quelqu’un qui sait voir, une vision assez précise, panoramique, de la philosophie. Ce livre c’est une histoire croisée de la philosophie et de l’art.


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