Comment débattre avec Zemmour sans servir sa cause ? Le fait est que Zemmour a construit, grâce à son indéniable talent dans l’art de l’éloquence, une machine argumentative quasiment imperturbable. La raison en est simple : il est bien plus cultivé que la plupart de ses interlocuteurs habituels, qui pensent qu’il suffit de préférer l’amour à la haine (et le soleil à la pluie) pour « répondre à Zemmour ».

Hier soir, cependant, il s’est passé une chose imprévue. Dans le débat qui l’opposait à Bernard-Henri Lévy à l’occasion de la parution de Ce virus qui rend fou, le logiciel de Zemmour semble s’être cassé en deux. Ce dernier était trop content d’avoir, face à lui, un des « responsables » du « suicide français », un des hommes qui ont participé à des engagements (antiracistes, universalistes) qu’il dénonce vivement depuis des années. Alors, pendant une heure, Zemmour a énuméré les contradictions de son adversaire : Bernard-Henri Lévy dénonce l’angélisme du confinement mais s’oppose aux hommes politiques qui, à l’image de Trump ou de Bolsonaro, ne sont pas rentrés dans cette logique ; il tient des positions mondialistes alors qu’il critique leurs conséquences ; il condamne certaines formes d’antiracisme alors qu’il fut le parrain de SOS racisme ; il parle de fraternité à propos des réfugiés de Lesbos, mais refuse d’appliquer cette fraternité aux soldats de la Wermacht… Bref, Zemmour a utilisé sa méthode fétiche : montrer que son adversaire maudit les effets dont il chérit les causes.

Mais cette méthode s’est heurtée à un mur. Le mur de la nuance.

Pendant une heure, BHL a mené un travail méticuleux : il a désossé une idéologie pour prôner une pensée soucieuse des faits, humble devant la complexité du réel.

Prenons quelques exemples. En la matière, c’est sur des cas concrets que l’idéologie perd ses lunettes d’acier. A propos de la covid-19, Eric Zemmour a appliqué sa grille de lecture qui explique toujours tout, et où les événements passent à la trappe. Le confinement, disait-il, était le prix à payer de la « fausse solidarité internationale », du « monde des sans-frontières » : sans mondialisme, pas de confinement mondial, pas de pénurie de masques, pas de stupeur planétaire. Sans l’antiracisme qui culpabilise les Français, pas de soumission des Français devant le pouvoir médical. Et la fraternité, que Bernard-Henri Lévy mentionne à propos des migrants, n’est qu’un sentiment abstrait qu’on peut ressentir envers n’importe qui. « Le monde que vous dénoncez, a-t-il conclu, c’est le monde que vous avez fabriqué. »

Mais Bernard-Henri Lévy a répondu. Et comment ? En rendant du sens à chacun des grands mots agités par Zemmour. La mondialisation, d’abord, n’a rien à voir avec la volonté de faire disparaître les nations pour créer un grand village cosmopolite où tous les hommes seraient identiques les uns aux autres. Elle veut simplement dire que les nations cohabitent sur terre, ce qui donne lieu à une responsabilité planétaire. La fraternité, donc, n’est pas une passion de dandy faussement bienveillant qui ferait des bisous à toutes les personnes qu’il croise. Elle est une boussole politique, qui signifie que, pour exercer « son métier d’homme », il faut commencer par comprendre que l’humanité se distingue par les droits qu’elle reconnaît à chacun de ses membres. Pour croire que la France est menacée par les droits de l’homme, il faut oublier qu’elle les a inventés. Pour croire que 20 000 réfugiés vont détruire une Europe qui compte 500 millions d’âmes, il faut prendre les pays européens pour des moribonds. Pour penser que la dénonciation des crimes qui traversent l’histoire de France a rendu les Français soumis, il faut confondre la lucidité avec la haine de soi.

Zemmour défend « les intérêts de la France » parce que c’est le pays où il est né. S’il était né Italien, allemand ou chinois, il aurait tenu un discours inverse. Bernard-Henri Lévy défend la France parce qu’il veut qu’elle soit belle à l’échelle de l’Histoire. Il faut refuser les nuances pour y voir une contradiction. Et seules les nuances, dans ce genre de débat, permettent d’échapper à la caricature. Eric Zemmour est éloquent, mais il a tort de ne pas voir que l’éloquence est le vice des idéologues.


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