Combien de Bernard-Henri Lévy existe-t-il ? Difficile à préciser. Un bon nombre, assurément. Des années 1970 à nos jours, une foule de silhouettes tourbillonnent sous ce nom : normalien partant au Bangladesh, figure de proue des nouveaux philosophes, pourfendeur du « fascisme français », admirateur de Sartre, mais aussi polémiste acéré, chroniqueur, romancier, auteur dramatique, cinéaste, conférencier, éminence grise, sans oublier icône de la jet-set, habitué des plateaux télé, interlocuteur des grands de ce monde comme des rebelles obscurs… Entre autres ! Pourtant, cet homme n’est pas vraiment de ceux qui écrivent « pour n’avoir plus de visage », comme disait Michel Foucault, parlant de lui-même, dans L’Archéologie du savoir (Gallimard, 2008).
Au contraire. Loin de refuser toute identité, le voilà qui affirme, à contre-courant de l’air du temps et de ses miasmes, son appartenance au judaïsme, son amour pour le peuple juif, sa fierté d’en partager l’esprit, son désir d’en étudier la langue, les maîtres et leurs controverses. Il le clame avec son habituelle flamboyance, mais avec aussi une tendresse neuve, humble et charnelle, presque timide, qui étonne, avant d’émouvoir. Cette amoureuse flamme, le philosophe l’avait déclarée, jeune encore, dans Le Testament de Dieu (Grasset, 1979). Il y revient aujourd’hui, trente-sept ans plus tard, agençant différemment force et délicatesse. Sans doute n’est-il plus exactement le même, et l’époque non plus. Le judaïsme perdure, comme toujours, mais le style et le regard de l’écrivain s’affinent. Et s’épurent.
Le vent de l’Histoire
Bien sûr, quelques traits de « BHL » ne bougent pas. Ou très peu. Mais ils passent à l’arrière-plan. On retrouvera donc, çà et là, une tendance excessive à l’héroïsation. Elle fait sourire, quand elle rapproche la France intellectuelle des années 1970 de l’Athènes classique ou de l’Allemagne romantique. On notera toujours un goût prononcé pour le vent de l’Histoire, les confidences personnelles d’auteurs célèbres, la fréquentation des puissants. Pourtant, l’essentiel a changé. Ou plutôt se dit tout autrement.
D’abord, sous la forme d’une confiance profonde dans la France d’aujourd’hui, confortée par l’intrication multiséculaire des juifs et de l’identité française. Preuve de cet entrelacs : la langue du talmudiste Rachi dans la Champagne médiévale, l’écriture de Proust dans le Paris des Temps modernes. Rien à craindre, à cause d’eux ? Voilà qui peut surprendre, surtout à l’heure où croissent les agressions, la défiance et la haine, où Israël se trouve accusé de tous les maux, où les sondages mettent en lumière la montée de l’antisémitisme.
Mais lequel ? Selon le philosophe, les figures anciennes sont peu actives : chrétiens pourchassant le « peuple déicide », penseurs des Lumières fustigeant les inventeurs du monothéisme, socialistes dénonçant la « domination ploutocratique », racistes exterminant un danger vital fantasmé. Le seul antisémitisme véritablement actif, dangereux et virulent rapproche désormais antisionisme, négationnisme et concurrence victimaire.
Pages souvent subtiles, parfois très belles
Ce nouvel antisémitisme ne serait pourtant pas à craindre. Les raisons ? Aucune grande voix ne le porte – pas de Céline, de Giraudoux, de Drieu. La République tient bon, ne transige pas sur les principes. Les chrétiens font alliance, à présent, avec les juifs. Mais tout cela est-il si sûr ? En quoi la haine anonyme, vulgaire, numérisée serait-elle moins destructrice que celle des clercs ? Pourquoi la République, que l’on a déjà vu s’affaisser, garantirait-elle à jamais la sécurité ?
Reste la grandeur de ce livre, qui réside ailleurs. Analyses, argumentations, démonstrations exhibent un courage qui n’est plus à prouver. Ce qui touche réellement est la fidélité, mais aussi l’aveu de fragilité, de perplexité. Il habite à chaque instant les pages, souvent subtiles, parfois très belles, qui explorent le livre de Jonas pour approcher ce que sont l’esprit, le peuple et le destin juifs. Un « peuple-sable », porteur d’un « universel secret », accompagnant tous les autres, animé d’une « force traversante » mais se retrouvant étranger jusque chez soi. L’écrivain tente ainsi de graver de lui-même un portrait humble, suspendu entre combats du monde et vie du sage. Apprendre l’hébreu, vivre selon la loi juive serait faire le pas alliant l’esprit et la lettre en une mise en acte. « La partie commence à peine. » Telle est la dernière phrase.
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