J’aimerais parfois être Bernard-Henri Lévy, mener un juste combat et faire assaut de certitudes, défendre la civilisation et lutter contre la barbarie, représenter le camp du bien et éventrer les dragons fulminants. Comme lui, je me rêve de temps à autre paladin de l’Occident éclairé et chevalier de la démocratie raisonnée, tant celle-ci se frotte de bonté d’âme et reluit de compassion. Mais me rattrape alors par les bretelles un pacifisme hors d’âge et cette idée qu’il n’existe pas de bonnes guerres, juste de mauvaises paix. Reconnaissons que ma distanciation peine à se regarder dans le miroir depuis que Poutine a frappé les trois coups au théâtre des opérations et que le rideau rouge sang s’est levé sur mes défausses.

J’aimerais à la suite de BHL dresser sur le pavois mon assurance pleine et entière. Lui a déjà souffert à Sarajevo, s’est démené pour les Kurdes et revendique jusqu’à ce faux pas en Libye, tant l’infaillibilité n’est pas de ce monde. Le voici spadassin d’une Ukraine renforcée dans son être incertain par son martyre sanglant et sa glorieuse résistance. Avouons que cela me déplairait d’autant moins d’être BHL que, derrière le propos enflammé du propagandiste qui étoile la vitrine et épate la galerie pour rançonner l’émotion, pointe le discernement de l’intellectuel. Celui-ci sait la complexité des choses humaines, les méandres de la psyché des peuples et le désarroi des puissants quand le réel résiste et vous englue, avant qu’il ne vous explose au visage.

J’aimerais parfois avoir le courage de BHL qui se propulse sur tous les fronts, qui entend les drones vrombir à ses oreilles, sinon les mortiers tonner alentour, quand je reste à vagir derrière mon bureau, planqué derrière mon clavier. Sous le gilet pare-balles, il porte cet immuable costume noir de l’engagé volontaire qui manie d’autres armes que le fusil des soldats en treillis : le stylo, la caméra, l’influence. Depuis un an, il hante en reporter de guerre particulier et en documentariste fortuné cette Europe de l’Est qu’il chérit quand elle se cabre face à l’ours russe. Il en revient la besace pleine des images écorchées de tous les conflits. Immeubles en ruine aux façades soufflées, vieilles femmes attendant que réapparaissent un jour leurs disparus. Métallurgistes et mineurs participant à l’effort de guerre, artilleurs glorieux et fantassins moins dégourdis. Il y a aussi ces volontaires étrangers regroupés en des escouades bancroches, loin des Brigades internationales de l’Espagne de 36, chères à Malraux et idéalisées par BHL.

J’aimerais parfois comme BHL savoir user de mon entregent et de mon insistance pour parler à l’oreille de Macron et de Zelensky. Au Français qu’il a longtemps jugé tiède et hésitant, BHL réclame des chars et des avions afin d’appuyer la stratégie de reconquête de l’Ukrainien. Et moi, que leur dirais-je qui soit d’une égale importance ? Que je refuse que mon fils aille mourir pour Kyiv quand je ne peux prendre sa place, ayant passé l’âge de toute conscription ? Que je crains que le ciel nucléaire me tombe sur la tête, en gaulois assez peu Astérix ? Cela serait d’un nombrilisme assez petit joueur et l’on me traiterait à raison de pleutre. En désespoir de cause, il me restera à chanter faux Mourir pour des idées de Brassens et Le Déserteur de Boris Vian.

Mon dilemme est insoluble. Je refuse l’antiaméricanisme pavlovien de Mélenchon, la fascination morbide des Le Pen pour les autocrates et l’inconséquence mal débarbouillée d’Arno Klarsfeld. Mais je n’ai qu’une confiance modérée dans le désintéressement de l’Otan ressuscitée comme je me méfie des dommages collatéraux du très compréhensible maximalisme de l’Ukraine. J’ajoute que je déteste voir le lobby militaro-industriel se frotter les mains quand on le supplie de reconstituer les stocks de munitions, le BTP mondial se régaler de la reconstruction à venir ou les profiteurs de guerre se réjouir que perdure ce moment de rapine autorisée.

Sinon, deux choses m’ont perturbé lors du visionnage de Slava Ukraini. 1) C’est BHL qui lit le commentaire qu’il a écrit. Au-delà de la gravité nécessaire, sa voix off est d’un crépusculaire achevé, d’un sépulcral fatal qui donne envie d’aller se pendre à la plus haute branche de l’arbre de vie. 2) A l’écran, où il apparaît souvent car telle est sa marque de fabrique, le fringant vétéran de 74 ans que tous ces drames côtoyés avaient maintenu en excellente forme, apparaît fatigué et éprouvé, attaqué et fourbu. Il semble même, un instant, un trop court instant, sensible au doute et sujet au découragement. C’est comme si le baroudeur cosmopolite, l’hyperactif omniprésent, le guerroyeur à la culture sans fond et à l’intelligence fébrile s’était heurté de plein fouet à l’acier de la « Troisième Guerre mondiale ». Et qu’il avait vu se refermer la parenthèse européenne d’une ère de prospérité et de paix. Née juste avant lui…


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