Il parle comme s’il avait des divisions, mais il n’a que des principes, disséqués, classés, vérifiés, qui lui viennent des livres sans doute ; du ciel peut-être et de ses rêves d’adolescent sûrement. Il s’en sert comme d’un grain de sable dont il aurait pu faire son emblème tant il compte sur sa puissance pour enrayer la grande broyeuse. Et c’est fort de cette arme qu’il surgit, partout où Goliath menace David. Pas pour « témoigner », emmitouflé dans une neutralité confortable comme un peignoir, ni pour arbitrer, à la manière de Norpois, le diplomate honni de la Recherche, qui ne se risque jamais à une pensée originale ni à une parole trop haute. Lui, malgré ses mocassins et sa chemise blanche, il arrive en sauveteur, distribue l’oxygène, galvanise les esprits du souffle de l’Histoire. Aujourd’hui comme hier, il a 17 ans, une liberté sans limites et des rêves plein les poches.

Slava Ukraini, le deuxième film qu’en six mois Bernard-Henri Lévy consacre à cette guerre qui, depuis le 24 février 2022, n’en finit pas d’accoucher d’une nouvelle Europe, commence à la date du 2 mars 2014 quand, sur Maïdan, la place de Kiev dont le nom est désormais celui d’une révolution, BHL s’adresse à une foule survoltée, bariolée de bleu et de jaune. Face à des icônes, les photos d’identité de ces drôles de « nationalistes » morts dans les plis du drapeau européen, il scande un appel au secours qui, en huit ans, n’a pas pris une ride : « Poutine n’est fort que de notre faiblesse. Poutine n’avance que parce que nous avons peur. Et si la peur changeait de camp ? […] Quoi ? Vous n’avez pas eu peur et nous serions, nous, saisis d’effroi ? Vous vous êtes dressés contre le nouveau tsar et nous nous coucherions devant lui ? Cela n’est pas concevable… »

La foule exulte et, à son tour, elle crie en français : « Mer-ci ! Mer-ci ! » C’est fort comme un 25 août 1944, à Paris, quand le chef de la France libre confiait : « Il y a là des minutes qui, nous le sentons tous, dépassent chacune de nos pauvres vies. » On pense encore à de Gaulle, et à la contagion québécoise qui lui fit lancer « Vive le Québec libre ! » quand BHL conclut ce moment de grâce d’un : « Vive l’Ukraine, une, indivisible et libre. Vive la France, vive l’Europe et vive l’Ukraine en Europe ! » Qu’est-ce qui l’attend à Paris ? Des applaudissements ? C’est oublier qu’en 1938 ils furent réservés au retour des munichois…

Non, ce sera l’indifférence, quelque chose comme le « Ce n’est rien ; c’est une femme qui se noie » d’une fable de La Fontaine. On trouve deux coupures dans la « grande presse ». Le Figaro : un obscur ancien conseiller du président Sarkozy, après les compliments d’usage, s’indigne de voir comparées l’invasion de la Crimée et la crise des Sudètes, ce prétexte que Hitler avait trouvé pour envahir la Tchécoslovaquie. Il met sérieusement en doute la capacité de l’Europe à contrer la Russie. Dans Le Monde, un chroniqueur fait mieux. Il n’entend rien mais pose sa loupe sur les détails qui justifient l’ancien proverbe « Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre » : « Il ne rechigne jamais à quitter Saint-Germain-des-Prés pour sauter dans son jet, débouler au milieu d’un champ de bataille et agiter sa mèche devant les chars et les caméras. […] Naturellement, [il] arborait le costume de super-héros qu’il ne quitte que pour écrire, nu, en ses humbles demeures de la rive gauche ou de Saint-Paul-de-Vence, allongé, sans doute, sur des draps de soie pendant qu’Arielle se demande si sa taille est encore la plus fine de Paris. »

Face aux ricanements des petits marquis en jean et baskets, voire veste de treillis, BHL ne déposera jamais les armes. Il est né anticonformiste et n’en démordra pas, s’habille comme il écrit, avec le même mépris du prêt-à-porter, des idées comme des vêtements. Et met un point d’honneur à se présenter, devant les faibles et les puissants, dans les salons et les synagogues et même aux abords des champs de bataille, avec ce costume en guise de politesse incongrue. Il est le « soldat à la chemise blanche », écrit, dans une lettre-hommage, le général Jovan Divjak, l’âme de Sarajevo, qui avait défendu la ville mosaïque et traitait de ploucs les partisans du Bosno-Serbe Mladic, condamné depuis pour crime de guerre, leur lançant un mot que BHL, dandy jusque dans son goût exclusif du macadam, n’aurait pas renié : « Quand on ne sait pas se comporter en ville, on reste dans sa montagne. »

La colère est contenue quand il évoque les « innombrables jeunes mâles » qui, jusqu’à son dernier souffle même quand il sera vieux et clopinant, lui en voudront d’être lui-même. Qu’est-ce qu’être Bernard-Henri Lévy ?

On connaît les dons de naissance qui ont de quoi exaspérer, on peut deviner qu’ils lui laissaient le choix entre n’avoir d’appétit pour rien ou se sentir avoir droit à tout, comme de sauver le monde ; apôtre des forces de l’esprit et parfois de celles des armes, aimant le noir et le blanc, les comédiennes sophistiquées, les femmes romanesques, les camps de réfugiés, les présidents, les migrants, la pensée, le cinéma, le roman et la philosophie… lui qui me dit encore : « On fictionne avec des concepts, on conceptualise avec des personnages… L’étoffe dont on fait les rêves est l’étoffe dont on fait les livres. »

En 1977, à 29 ans, l’année où il publie un essai qui doit dynamiter la politique française, La Barbarie à visage humain, ou comment toute utopie promet le paradis sur Terre pour mieux installer l’enfer, BHL joue dans un feuilleton télé. C’est une adaptation d’un roman d’Aragon et le scénario est signé de l’éditrice Françoise Verny, mais tout de même : « Ça m’a fait du tort », admet-il. Pas au point de ne pas recommencer. Même si l’œuvre considérable, plus de trente volumes, qui occupe ses jours et ses nuits, risque d’être écrasée par cette pesante image de star qui, soudain, le tire plus du côté de Delon que de Levinas. Grand lecteur de la Bible, BHL ne sera jamais un moine de l’écriture : « En vérité, si je m’enfermais, que je disparaissais comme le philosophe Maurice Blanchot, je crois que je n’écrirais pas. Malheureusement, ça fait partie de mon contrat intérieur, je ne peux écrire que quand je vis et ce que je vis tend à faire de l’ombre à mes écrits… J’espère que la postérité fera le tri, qu’elle dissipera l’encre de seiche… », cette encre qui dissimule quand l’autre révèle. « Un danger le guette : la mode. Mais la souffrance, amie des forts, le sauvera », avait prédit François Mitterrand.

Donc, en 2014, à une époque lointaine où les Français pensent que l’Ukraine, ses steppes immenses, ses fleuves infranchissables, n’est qu’une province où 40 millions d’individus parlent sinon russe, du moins un idiome qui y ressemble comme l’italien ressemblerait au français ; en ces temps où aucun éditeur « raisonnable » n’aurait publié un livre sur l’Ukraine (toutes ces villes dont personne ne connaît le nom… selon les aveux récents d’Arno Klarsfeld), Bernard-Henri Lévy choisit sa « Ninive ».

Ninive, c’est la ville de la Bible, ennemie d’Israël, à laquelle Dieu envoie Jonas. L’homme du ventre de la baleine est l’un des modèles de BHL, avec Baudelaire et Solal, le Juif solaire de Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, dont la lecture a été, l’année de ses 20 ans, une révélation, celle qu’un judaïsme glorieux était possible

et qu’il remplacerait le judaïsme doloriste rejeté par son père, magnifique combattant de la guerre d’Espagne et de la France libre qui inscrivit son fils à des cours de combat, pour qu’il ne se laisse jamais traiter de « sale Juif ». Car l’Ukraine fait partie de l’histoire des Juifs pour le meilleur et pour le pire. Elle est, avec la Biélorussie, leur lieu de résidence imposé par les tsars. Ils y sont encore deux millions et demi en 1939, et seulement 43000 en 2019. L’Ukraine a été le théâtre de la sanglante Shoah par balles, elle a ses Justes comme ses barbares antisémites, de quoi faire de son « cas » un motif de discorde jusqu’en Israël. Mais quelles que soient les controverses que son choix suscite, BHL n’hésite pas. Parce qu’il est sûr que ce peuple dressé contre le totalitarisme a commencé à offrir à ses fantômes la seule sépulture qui compte, celle de la mémoire, l’intraitable « prince de Samarie » passe avec lui un véritable pacte et lui fixe le rendez-vous « absolu » de sa vie.

À peine descendu de la tribune de 2014, il alerte l’Élysée de François Hollande. S’il n’obtient pas que Vladimir Poutine, après qu’il a annexé la Crimée, soit rayé des commémorations du Débarquement, il obtient qu’un certain Petro Porochenko, bientôt élu à Kiev, prenne place parmi les 19 chefs d’État au premier rang desquels la reine d’Angleterre, Barack Obama et, à quelques chaises, l’ennemi Poutine. C’est le début du « format Normandie », ces rencontres à quatre – France, Allemagne, Russie, Ukraine –, absurdes audiences de conciliation pour nations déjà en guerre. Derrière cet écran de fumée, les affaires continuent. Le gazoduc avance vers les côtes allemandes, et Poutine répare l’injustice géographique qui sépare par une mer la Crimée de la Russie. Il reprend l’idée de Hitler, construire un pont. Il n’y a guère que la livraison d’un porte-hélicoptères qui est bloquée par le président Hollande, à la grande inquiétude des commentateurs. D’ailleurs, dans l’émission « Salut les Terriens », que Thierry Ardisson consacre à BHL en 2018, il n’est plus question d’Ukraine. Le sous-titre, « Pourquoi tant de haine ? », est particulièrement adapté puisqu’il s’agit d’administrer à la star le cocktail pimenté de tous ses détracteurs. L’extrême droite qui l’accuse de mépriser la « France des bérets et de la bourrée », l’extrême gauche, celle des gilets jaunes, et même une nostalgique de Kadhafi, qui le rend responsable des trafics d’esclaves. Une punchline a été finement ciselée : « Vous avez des chemises blanches mais vos mains sont rouges. » La chemise, toujours…

Le reportage vers les terres martyrisées (Sur la route des hommes sans nom, 2021) serait-il une nécessaire libération, « le moyen de sortir de soi, d’être un autre que soi, de se débarrasser enfin des encombrants bagages » ? Retour au carnet de bord de Slava Ukraini. Dans un champ, près de Kharkiv, à la fin de l’été, un général attend le reporter. Oleksandr Syrsky a défendu Kiev pendant les mois décisifs de février et mars 2022. Un Leclerc, un Patton, dit BHL. À l’exemple de Zelensky, le président en tee-shirt, le général n’arbore ni veste ni galons, mais parcourt « sa » terre comme un paysan qui interromprait sa moisson pour faire visiter son champ. Il a quelque chose du « héros au sourire si doux » de nos anciennes leçons. Car, par un étrange phénomène, les Ukrainiens, dans leur malheur, sourient… ce qui n’a l’air de rien, sauf quand on se souvient que, à quelques centaines de kilomètres, les Russes, généraux, ministres ou employés des chemins de fer opposent à l’étranger le même masque hermétiquement clos. Il paraît qu’il est devenu tendance en Russie de se faire tatouer la croix orthodoxe à côté de la tête de Staline et que le mot-clé #je n’ai pas honte, sur Twitter, attire des millions de fans pour qui Boutcha – ses 458 civils retrouvés dans des fosses, ses femmes violées, torturées dans des caves, ses cyclistes tirés comme au ball-trap – n’est pas un nom maudit. Poutine a imposé son style, lui, qui, lors du premier discours consacré à la prétendue « opération spéciale », avait illustré son propos d’une atroce petite chanson : « Que ça te plaise ou non, ma jolie, il va falloir que tu subisses… »

Un clip de propagande pour accompagner une vague de recrutements me revient en mémoire. Il montre un grand-père, désespéré d’avoir à vendre sa voiture. Surgit son petit-fils qui interrompt la transaction : « Ne vends pas ta voiture, grand-père, je me suis engagé ! » Remerciements, larmes et embrassades. Qui a perdu la tête ? L’auteur d’un scénario invraisemblable ou, s’il parle juste, ces Russes prêts à échanger leurs enfants contre quelques roubles ? Et que va-t-on promettre aux nouveaux martyrs à la place du paradis du prolétariat ou de celui des 72 vierges, une vieille bagnole ? Aux dernières nouvelles, on offrirait aux mères en deuil un manteau de fourrure.

Il y en a un autre qui sait sourire, miraculeusement retrouvé à Kiev. Ilya Samoïlenko, 28 ans, un œil éteint, une main en moins. Il sait qu’on peut être mort à l’intérieur, sans émotions. Cela lui est arrivé quand, après quatre mois d’isolement complet à Moscou, avec pour seule compagnie une biographie du général Eisenhower, il a eu la stupeur de se retrouver au grand air. Échange de prisonniers.

On peine à reconnaître le lieutenant blême des sous-sols de l’usine Azovstal à qui, par Zoom, BHL s’acharnait à donner des raisons de vivre. Samoïlenko s’explique sur son désespoir d’alors, qu’il présente comme une méthode de combat : « Si tu n’as pas peur de la mort, tu es un homme libre. » Deux jours après leur conversation du mois de mai, BHL finissait un article dans le JDD d’un « Je sais ce qu’il me reste à faire ». Réclamer un bateau, offrir au bataillon Azov une issue de secours honorable, comme elle fut autrefois offerte à Arafat assiégé dans Beyrouth. Très vite, une information tombe : une embarcation turque fait bien route vers Marioupol. Début de l’odyssée ? Et fin. Le lendemain, les « nazis des nazis », selon la propagande russe, ces implacables ennemis promis à la pire vengeance, déposent les armes. « Vous savez comment c’est… », dit Lévy. Non, on ne sait pas, mais Samoïlenko, notoriété oblige, est expédié dans les geôles des forces spéciales. Ce qui l’a peut-être sauvé : il ne fait pas partie des cinquante de ses camarades assassinés à l’explosif dans le camp d’Olenivka.

En décembre, le lieutenant Samoïlenko s’est rendu en Israël. Il a demandé à visiter Massada, cette forteresse en haut d’un piton rocheux, en plein désert. L’histoire veut que ses habitants assiégés, menacés d’esclavage, aient préféré le suicide à la reddition. Samoïlenko, lui, a repris goût à la vie en même temps que confiance dans la victoire. A-t-il lu Bergson qui, en 1914, théorisait « la force qui s’use et celle qui ne s’use pas », c’est-à-dire la victoire de l’esprit sur la matière ? Il regarde Israël comme on apprend, comme on espère.

Les victoires sont éphémères et les combats, toujours à recommencer. Souvent, Bernard-Henri Lévy se dit pessimiste… Alors à quoi bon tant d’agitation ? Il rectifie : son pessimisme est métaphysique. Parce que le mal existe et qu’on n’en finira jamais avec lui. Juif, il veut bien attendre le Messie, mais en sachant qu’il ne viendra jamais ou seulement « le lendemain de son arrivée », selon une formule rabbinique. Reste l’optimisme de la politique. BHL croit à Don Quichotte et aux laboureurs de la mer. La mer où se trouvent les grains de sable. Les Divjak, les Jean Moulin, les de Gaulle ou les Churchill. Et Zelensky… Ils ont enrayé les mécaniques les mieux huilées de l’Histoire.


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