Michel et Bernard-Henri parlent de Sébastien. Saint Sébastien, criblé de flèches comme ils le sont tous deux par les dards journalistiques, les carreaux cathodiques. Ennemis publics, avant d’être le plus beau coup marketing de cette rentrée littéraire plate comme une steppe, c’est cela : le dialogue épistolaire de deux hommes célèbres qui s’estiment détestés, à moins, concèdent-ils, qu’ils ne soient paranoïaques. De cette vindicte lancinante, de leurs existences rock haine roll, Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy pourraient presque faire une marque, un fonds de commerce ; ils se disent un peu confus, d’ailleurs, de vivre ainsi au crachat de la société. Auteurs reconnus, ils aimeraient plus de… reconnaissance, cette tendresse publique qui est la doublure molletonnée de la notoriété.

L’argument, au fil des pages (lire les premières pages), se délite, car leur martyre, ils le savent, n’est que médiatique, jamais populaire. Chacun raconte la meute de ses contempteurs, mais aucun des deux ne peut décrire une foule : le public admiratif est là, leurs fans se manifestent et leurs pandémoniums respectifs n’hébergent que des journalistes (dont quelques plumes de L’Express, de chaque côté…), ces tortionnaires aux courtes tenailles. Visibles donc visés, Houellebecq et BHL sont, en fait, des cibles, pas des boucs émissaires, et c’est l’entarteur Godin qui les traque, pas René Girard qui les étudie. Ce duo de meurtris finit par avouer, entre les lignes, que la vraie damnation de l’écrivain – l’anonymat, le silence cruel des lecteurs – leur est épargnée.

Ennemis publics n’en demeure pas moins un ouvrage passionnant et agréable. Poids des bios et choc des ego, les deux auteurs rivalisent de confessions, s’offrent et se font la courte échelle de l’audace introspective. Ils ont beaucoup de choses à se dire (la preuve, ils n’ont même pas besoin de parler de Sarkozy…) et se peindre leur réussit mieux que se plaindre. Il y a dans leur ouvrage du show-biz, du brouillon de Mémoires et de la psychanalyse en poste restante. Avec Ennemis publics, « concept », on redoutait – ou on se réjouissait… – de lire « lettres et le néant ». Mais cette correspondance, sédimentée pendant six mois, délivre des chapitres denses et vifs, où se succèdent confidences et arguments.

Car il s’agit aussi d’une dispute : l’ordre selon Goethe, Athènes contre Jérusalem, l’intellectuel engagé… On suit de coup en coup, captivé, cette partie d’échecs, même si elle se déséquilibre vite. Houellebecq, en effet, ne cache pas longtemps, derrière l’âcre fumée de son humour, les carences de son écriture et sa culture lacunaire. Il répond à Lévy, tandis que Lévy le corrige, le décrypte, le cultive, le domine. Son intraitable vivisection de la modernité a consacré Houellebecq comme auteur, mais il n’est pas un écrivain. Il écrit « suite à » ou « s’avère faux », quand BHL déploie un style luxuriant, que la concision épistolaire préserve de toute emphase. Et si le philosophe appelle « La mère indigne » une pièce de Beaumarchais qui s’intitule en réalité La Mère coupable, son analyse de la polémique publique entre Houellebecq et sa génitrice n’en écrase pas moins les jérémiades faméliques du fils maudit.

Michel Houellebecq fouaille le misérable tas de secrets nommé homme tandis que Bernard-Henri Lévy sillonne l’atome de boue qui s’appelle la Terre. Le premier en devient misanthrope, le second toujours plus humaniste. L’ennemi de l’intime ne peut éviter de se racornir, l’affamé de causes perdues parvient à ne pas s’éparpiller. Cette rencontre improbable était un match impossible : Ennemis publics, c’est « Michel le fataliste et son maître », dont resteront de belles leçons de philosophie et deux parts de vérité.


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