Pourquoi datez-vous la naissance de l’intellectuel engagé au moment de l’Affaire Dreyfus et non pas, par exemple, lorsque Voltaire prend fait et cause contre l’intégrisme de l’Église ?

Je crois que c’est en effet là l’acte de baptême. Je crois que c’est à ce moment-là que toute la dramaturgie, la théologie et l’ontologie de l’intellectuel se mettent en place.

Ceci n’explique pas le choix de cette date ? Encore une fois, Voltaire s’est, lui aussi, engagé en tant que philosophe…

Il n’a pas les mêmes postulats métaphysiques. Il y a un postulat métaphysique qui apparaît avec Zola qui est le postulat d’une espèce d’idéalité des principes, de transcendance de l’universel, de religion laïque dont les valeurs universelles seraient les dogmes, dont les universités seraient les Temples et dont les intellectuels seraient les prêtres. Ce schéma-là, il apparait avec l’Affaire Dreyfus, il n’apparaît pas sous Voltaire.

Vous consacrez un très court chapitre aux intellectuels juifs. On reste un peu sur sa faim. Il y a Bernard Lazare bien sûr.

Avant l’Affaire Dreyfus, ces intellectuels-là avaient des positions plus qu’équivoques sur le judaïsme et la question de l’antisémitisme. Lazare n’était pas un Juif honteux mais enfin il n’était pas loin de penser que le bon judaïsme était un judaïsme passe-muraille, que l’antisémitisme avaient sinon ses excuses du moins ses raisons. On trouve Julien Benda qui est un intellectuel juif incontestablement mais dont le judaïsme n’a jamais été un objet d’affirmation. À part eux, qui ? Il y a peu de situation dans le passé comparable à ce que nous connaissons aujourd’hui où, en effet, se sont affirmés dans l’intelligentsia nombre d’intellectuels juifs d’influence sinon d’envergure.

Et Raymond Aron qui, rappelons-le, vous reprochait dans ses Mémoires de desservir la communauté juive par vos prises de position ?

Il redoutait que les intellectuels juifs de mon genre ne mettent en danger leur communauté d’origine. À quoi je lui répondais, premièrement que je n’appartiens à aucune communauté d’origine, deuxièmement, je ne parle que pour moi, troisièmement que je crois que c’est en taisant plus qu’en parlant que l’on crée des problèmes et, qu’enfin, je refuse, quoi qu’il arrive, ce type d’argumentation et de démarche.

Quand Bernard-Henri Lévy prétend qu’il ne parle qu’en son nom n’est-ce pas aussi oublier qu’il est souvent écouté par cette communauté et très souvent suivi ?

J’espère qu’elle ne me suit pas aveuglément. Que lorsqu’elle m’écoute, elle le fait avec esprit critique. Je le lui recommanderais vis-à-vis de n’importe quel orateur ou philosophe. Je l’ai souvent dit : les valeurs juives sont pour moi essentielles, j’ai toujours affirmé ce lien de vie avec ces valeurs, mon rapport à Israël est un rapport très fort et je ne me suis jamais dérobé et je ne suis pas prêt de me dérober lorsque l’on sollicite mon concours ou mon renfort dans une bataille dont Israël est l’enjeu mais enfin je ne me sens membre pour autant d’aucune espèce de communauté juive que la communauté française. Je suis un écrivain et je tiens à cette singularité. Je ne me reconnais pas dans les mots d’ordre, dans les consignes de quelque appareil que ce soit, et je ne me reconnais que le droit de parler en mon nom propre.

Vous vous sentez néanmoins plus proche d’un Shimon Peres que d’un Yitzhak Shamir ?

Shimon Peres est quelqu’un pour qui j’ai estime et amitié. Mais je publie dans le prochain numéro de La Règle du jeu un long entretien avec Shamir.

Comment justement percevez-vous la situation en Israël et cette pression qui est exercée sur les Israéliens pour que coûte que coûte ils fassent la paix ? La paix contre les Territoires…

Parlons-en de ces pressions : on voit le peu de cas que les occidentaux dont du sort de telle ou telle minorité. Je serais à la place des Israéliens je me méfierais. Je ne suis pas sûr que le souci de l’avenir d’Israël, de sa sécurité, soit le souci sincèrement dominant de l’administration Bush. Israël doit rester sur ses gardes, n’avoir confiance qu’en soi-même, n’écouter que ses propres analyses lorsqu’il s’agit de son destin. Bref, je suis bien évidemment favorable à toutes les propositions raisonnables. Mais les pressions occidentales ont quelque chose d’indécent, cela est vrai.

Y compris celles de la France ?

Il y a chez Mitterrand, une amitié vraie pour Israël, une compréhension réelle pour ce pays. Je pense néanmoins que les conseils de la France sont peut-être bienvenus mais ce sont des conseils qu’il faut écouter avec prudence. Encore une fois les donneurs de conseils, les donneurs de leçons qui savent, qu’à l’arrivée, ils ne seront pas les payeurs, devraient parfois s’astreindre à plus de modestie et de discrétion.

On reproche, ici en Occident, à Shamir son immobilisme. Qu’en pensez-vous ?

Ça, je suis d’accord. Et, de fait, je crois que Shamir est un très mauvais politique. Lorsque je dis que les seules analyses qui doivent guider la classe politique israélienne en dernier ressort sont les siennes je ne dis pas en quel sens devraient aller selon moi ces analyses. Lorsque je dis que les amis d’Israël sont seuls habilités à réfléchir au destin d’Israël je ne dis pas quel est, à mes yeux, le fruit de cette réflexion.

Je suis de ceux qui pensent que la situation actuelle est intolérable, pour Israël même, pour son image, pour son âme, pour le destin de sa démocratie, pour l’honneur et la vertu de son peuple, la vertu au sens classique du mot. J’ai écrit dans le Jerusalem Post un article intitulé « Il faut libérer Israël des Territoires ». Je pense que les Territoires sont un cancer, un lèpre qui ronge le visage d’Israël, qui le défigure. Il faut sortir des Territoires.

En les abandonnant à qui ?

Qui en veut ? À qui appartiennent-ils ? C’est, en effet, la question puisque les Jordaniens aux dernières nouvelles y ont renoncé. On nage dans cette affaire dans l’hypocrisie la plus radicale. Ce fameux état palestinien personne n’en veut, à commencer par les pays arabes. Nous savons tout cela. Moi, je pense à Israël. Et je dis que pour le bien d’Israël il est urgent que cette situation cesse. Tsahal n’est pas une armée d’occupation, les jeunes soldats israéliens ne sont pas formés pour se faire un carton par jour sur les jeunes Palestiniens, la démocratie israélienne n’est pas formée pour affronter encore cinq ans une situation de type colonial. Le peuple juif ne peut pas accepter, la démographie aidant, qu’Israël se retrouve dans dix ou quinze ans un état bi-national.

Juif de la diaspora, vous vous autorisez à critiquer l’État d’Israël ?

Oui. Mais, je le fais, de préférence, en Israël même.

Quel rôle doit jouer Yasser Arafat dans ce schéma-là ?

Je n’ai jamais pensé que Yasser Arafat était un interlocuteur privilégié. Sur Arafat j’ai toujours dit quatre choses. Un, Arafat est un tueur de juifs. C’est notre ennemi, par conséquent. Deux, Arafat n’est pas le représentant de la grande famille des opprimés mais des bourreaux. Il a toujours choisi ce camp. Trois, c’est un massacreur, un tueur de Palestiniens. Si les Palestiniens ont un ennemi, c’est bien celui-là. L’homme qui leur a fait perdre le plus de temps, l’homme qui les a précipités dans l’impasse avec tant de méthode. Cet homme-là est, avec le roi Hussein de Jordanie, parmi les massacreurs d’espoir et de vie palestiniens. Quatre, je pense néanmoins que le jour où l’on négociera avec les Palestiniens il faudra négocier avec les hommes que les Palestiniens à tort ou à raison auront eux-mêmes choisis. Arafat ou un autre.

Dans un livre publié il y a quelques années, les auteurs demandaient à des personnalités de rédiger leur propre biographie. Vous-même, à la rubrique décès, vous notiez « mort à Jérusalem ». Le choix de cette ville n’est sûrement pas innocent ?

J’ai souvent pensé que je mourrais à Jérusalem…

Pourquoi pas vivre à Jérusalem ?

Pour un écrivain c’est important le lieu où il a l’impression de mourir. J’aimerais mourir comme je veux et où je veux.

Êtes-vous sensibilisé par les affaires communautaires ? Comme par exemple cette fracture qui tend à se dessiner entre les religieux et les libéraux ?

Très honnêtement, je m’en rends mal compte et je ne vis pas tellement dans ce clivage-là. Si j’avais à choisir, il est évident que je serais un juif laïc, libéral, universaliste et humaniste.

Vous avez eu, vous-même, maille à partir avec le Grand rabbin Sitruk à la suite d’un entretien qu’il a accordé à la revue Regards et où il mettait en doute votre judaïté ?

Le Grand rabbin s’est excusé publiquement et il a souhaité, le jour de Kippour, venir me dire ses regrets pour cette parole malheureuse. Je l’ai, bien entendu, délié de cette obligation. C’était absurde. Le Grand rabbin a, d’ailleurs, retiré ces propos.

Pourtant, ceci est un mauvais signe, un symptôme. Si vraiment l’intégrisme devait progresser dans le monde juif, si vraiment ce monde devait se replier sur des schémas identitaires que le judaïsme a précisément pour fonction de dépasser et d’inquiéter, de déstabiliser, ce serait un grand dommage. Est-ce qu’on en est là ? La vocation du judaïsme est de désacraliser le monde, de le désenchanter, de dépasser les idolâtries, les fixations identitaires. La gloire du judaïsme a ses dispositifs identitaires qu’il a justement pulvérisés, c’est absurde. Ce n’est pas pour cela que la Loi nous a été donnée.


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