Chat modéré par Olivier Biffaud

Hector : Vous avez favorisé une rencontre entre Nicolas Sarkozy et des représentants des insurgés libyens. Pourquoi votre intérêt se porte particulièrement sur ce dossier et sur la Libye ?

Bernard-Henri Lévy : Ce n’est pas un dossier. C’est Benghazi. Un million de civils menacés. J’ai été bouleversé. J’ai fait ce que j’ai pu.

Alex : A votre avis, comment s’assurer que ces « frappes ciblées » ne dégénèrent pas en guerre à l’afghane, avec un statut quo inébranlable et des Alliés qui ne savent plus quels sont leurs objectifs ?

Il y a un mandat. Il est clair. Il suffit de le respecter. Et il exclut totalement un scénario à l’afghane. Je vous rappelle que l’engagement de troupes au sol, par exemple, est complètement exclu. Et à juste raison. Les Libyens sont très clairs là-dessus : la libération de la Libye doit être l’œuvre des Libyens eux-mêmes.

Capello : Ce matin, le ministre de la Défense a laissé entendre que la résolution de l’ONU pouvait laisser place à une intervention terrestre. Est-ce votre vœu et qu’en est-il exactement ?

Peu importe le vœu des uns ou des autres. Je répète qu’il y a un mandat onusien clair. Plus un mandat moral formulé par la Ligue arabe, avant le vote de l’ONU. En aucun cas, une intervention au sol.

Michel : Faut-il donc se limiter à une « no fly zone » ?

Ça, c’était la solution, il y a trois semaines. Comme on a tardé, il faut aller au-delà de la « no fly zone ». C’est-à-dire aller jusqu’aux frappes ciblées contre les armements lourds de Kadhafi. C’est regrettable. C’est horrible, l’idée même d’une frappe ciblée. Mais, si l’on veut vraiment protéger les civils de Misrata, Syrte et Benghazi, il n’y a plus d’autre solution.

David : Vous dîtes que l’engagement de troupes au sol est complètement exclu. Mais il ne me semble pourtant pas que dans le texte de la résolution cette exclusion est mentionnée de façon explicite en toutes lettres.

Vous avez raison. Mais elle correspond, cette exclusion, à l’esprit de la résolution. J’ajoute que les pays arabes qui ont appuyé la résolution ou qui participent à la coalition s’opposeraient instantanément à une intervention au sol.

Pierre Lénaers : Comment mettre le matériel militaire « officiel » libyen au sol hors d’état de nuire sans s’enliser dans une guerre non prévue par le mandat précis du Conseil de sécurité de l’ONU ?

C’est vrai qu’il y a un problème. C’est la stratégie de Kadhafi depuis deux jours. Laquelle consiste à s’enfermer dans les villes et à les prendre en otages. Kadhafi est un preneur d’otages professionnel. Il a passé sa vie à prendre des otages. Il le fait aujourd’hui encore avec les habitants de son propre pays.

Phildos : La difficulté du moment semble être de venir au secours des villes de l’Ouest assiégées et isolées. Les choses peuvent elles, de votre point de vue, s’améliorer d’elles-mêmes ou faut-il muscler le dispositif en place ? Et dans ce cas de quelle manière ?

Il me semble que les forces de Kadhafi sont prises en tenaille. D’un côté, les avions de la coalition qui empêchent le ravitaillement des troupes kadhafistes d’entrer dans les villes. De l’autre, les populations civiles qui, à l’intérieur des villes, attendent l’heure de se soulever. Et puis, selon des informations qui me sont arrivées ce matin, des défections de plus en plus nombreuses au sein même de l’encadrement des mercenaires kadhafistes.

Mad : Pourquoi les militaires ralliés au Conseil national de transition (CNT) de Benghazi ne sont-ils pas en première ligne ?

Vous ne savez pas, ni moi non plus, s’ils sont ou non en première ligne. La seule chose certaine, c’est qu’il faut plus de cinq jours à une armée pour s’organiser, s’armer, apprendre à se servir de ses armes, se plier à une discipline nouvelle, etc.

Fistouille : L’intervention en Libye ne se transforme-t-elle pas en guerre de l’Occident contre la Libye avec le rôle prédominant de l’OTAN ?

Non. C’est tout le débat de ces derniers jours et il a été tranché. Le commandement n’est pas otanien. Et le mandat n’est, d’ailleurs, pas « occidental ». N’oubliez pas que la Ligue arabe a été la première à s’émouvoir du massacre promis aux civils de Benghazi et d’ailleurs. N’oubliez pas que ses représentants étaient, samedi dernier, au sommet de Paris. Attention à ne pas confondre, par paresse intellectuelle, cette situation d’aujourd’hui avec celle, tout à fait distincte et parfaitement détestable, de la guerre en Irak.

Benjamin : Le soutien à Kadhafi de la part des tribus n’est-il pas plus important que ce qu’on avait pu croire jusqu’à présent ?

A mon avis, c’est le contraire. Il est moins important que ce que l’on dit. Pourquoi voulez-vous qu’elles soient, ces tribus, plus désireuses que d’autres de vivre sous la tyrannie ? Une chose en tout cas est certaine : parmi les trente et un membres du Conseil national de transition, plusieurs viennent de ces fameuses tribus dont on préjuge un peu vite l’allégeance à Kadhafi. Un membre notamment, dont le nom est, vous imaginez bien pourquoi, tenu secret, appartient à la tribu même dont Kadhafi est originaire.

Guest : On n’évoque jamais la composante « tribale » ou la rivalité historique entre est et ouest en Libye. Après votre voyage auprès des forces révolutionnaires, n’avez-vous pas intégré cela dans votre analyse de la situation ?

Non. Peut-être parce que je n’ai pas eu l’occasion d’étudier cela d’assez près. Mais aussi parce que les représentants du CNT eux-mêmes disent et répètent que cette « composante tribale » compte aussi peu que possible dans leur propre analyse. Ils n’envisagent pas d’autre capitale que Tripoli pour la Libye de demain. Ils ne veulent pas de partition.

Et, je l’ai dit tout à l’heure, ils semblent avoir veillé à ce que toutes les tribus, toutes les régions, du pays soient représentées au sein de leur gouvernement provisoire.

Rodolphe : Pouvez-vous nous éclairer sur les projets politiques pour la Libye du Conseil national de transition ?

Une chose importante déjà : ce sont des musulmans laïques. La Libye qu’ils projettent sera une Libye où la religion sera affaire de conscience. Le gouvernement qui remplacera la dictature actuelle sera issu d’élections libres. Et probablement transparentes. Deux émissaires du CNT étaient, hier soir encore, à Paris. Ils ont réaffirmé cela de la manière la plus nette. La démocratie parfaite n’existe pas, nous le savons bien. Mais ce « chemin vers la démocratie », il méritait pour le moins d’être encouragé et appuyé.

Joel57 : La France et son gouvernement n’ont-ils pas péchés par excès de médiatisation dans une guerre qui aurait mérité de la discrétion ?

Discrétion ? Vous connaissez une guerre discrète ? Je crois, de toute façon, que c’est le type même de sujet qui exige de la transparence. Donc de la médiatisation. Comme citoyen, je suis heureux, au contraire, que les choses ne se fassent pas dans l’opacité, le secret, le double langage. Cela aussi, c’est la démocratie.

Plok : L’intervention militaire en Libye est-elle seulement motivée par la protection du peuple libyen et du respect des droits de l’homme ?

Il me semble, oui. Que voudriez-vous que ce soit d’autre ?

Abderr : Ne voyez-vous pas que vous avez pris la place d’Alain Juppé et que vous jouez le rôle d’un ministre des affaires étrangères en ce moment ?

Je n’ai pris, évidemment, la place de personne. Et je trouve d’ailleurs qu’Alain Juppé fait, en ce moment, très bien son travail. Mon rôle, je vous le répète, a été extrêmement simple. Amener à Paris les membres du Conseil national de transition. Accueillir Mahmoud Jibril à Paris, le jour du sommet du G8, afin qu’il puisse plaider sa cause auprès de Hillary Clinton. Inviter Ali Zeidan, à Paris toujours, avant-hier, à exposer les grandes lignes de son projet de société devant des journalistes. Voilà.

André : Où vous situez-vous par rapport à Alain Juppé ?

Je vous répète qu’il fait, à ma connaissance, très bien son travail de ministre des Affaires étrangères. Cela n’a pas toujours été le cas. Souvenez-vous de la Bosnie. Mais là, rien à dire.

Léon : Quelle est votre légitimité pour mettre votre nez dans les affaires de la Libye, par qui êtes-vous élu ?

Je n’ai aucune autre légitimité que celle de ma propre conscience. Je suis un citoyen du monde. L’idée que le sort d’un peuple arabe ne doive être l’affaire que des Arabes est une idée qui me fait horreur. J’ai passé ma vie à dire cela. Je le dis toujours.

Charles : Quel est votre rôle exact dans les tentatives de résolution de la crise libyenne ?

Aucun rôle. Sinon celui d’avoir eu, un soir, à Benghazi, l’idée folle de décrocher mon téléphone pour appeler le président de la République de mon pays et lui suggérer de recevoir une délégation de la Libye libre.

Michel : Quelles sont vos relations avec les insurgés ?

« Les » insurgés, je ne sais pas. J’ai une relation relativement suivie – depuis trois semaines, vous me direz, ce n’est pas long ! – avec Mahmoud Jibril, membre du Conseil national de transition et, depuis ce matin, premier ministre de fait de la Libye libre.

J’essaie aussi, tous les jours, depuis mon retour, chaque fois que je le peux, en général la nuit, de parler au téléphone avec quelques-uns des femmes et hommes que j’ai croisés à Tobrouk, Derna, Beyda et, naturellement, Benghazi.

Charles : Êtes-vous impliqué actuellement dans le volet politique ?

Bien sûr que non. Je suis comme vous. J’observe avec anxiété le déroulement des choses. Et je prie pour que les colonnes infernales de Kadhafi soient arrêtées, démantelées, le plus vite possible. Le cauchemar doit cesser.

Une lacanienne : Lacan écrivait « l’inconscient c’est la politique ». Comment inscrivez-vous votre action en tenant compte de cet énoncé ?

Aller fouiller dans mon inconscient… Croyez-vous vraiment que ce soit le moment ? Je n’en ai franchement pas le goût. Le moment viendra. Sûrement. Attendez.

Zaba : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi le pacifisme est devenue une notion oubliée pour le règlement des conflits modernes ?

Je ne crois pas qu’il soit si oublié que cela. En ce qui me concerne, par exemple, je me sens absolument pacifiste. C’est au nom de l’idée que je me fais de la paix que j’estime qu’il fallait arrêter la guerre déclenchée par Kadhafi contre son propre peuple.

Joel : Selon vous le colonel Kadhafi croit-il vraiment en ce qu’il affirme (insurgés drogués, complot d’Al Qaida… ), ou est-ce seulement une posture rhétorique qu’il se donne ? En d’autres termes croit-il vraiment en sa part de folie ?

Bonne question. Elle devra être posée lorsqu’il comparaîtra devant la juridiction pénale internationale qui aura à se prononcer sur ses crimes.

Armande : Quel espoir placez-vous dans le pouvoir de la parole. De votre parole ?

J’espère surtout vous convaincre, vous qui êtes en ligne à cet instant, que toutes les guerres sont atroces mais qu’il arrive qu’elles soient inévitables. Je ne me lasse pas de le dire depuis mon retour de Libye : quand un dictateur fou menace de massacrer son propre peuple, quand il déclare la guerre à ce peuple, il n’y a pas d’autre choix que de l’en empêcher.

Sentus : Doit-on se mettre autant en avant dans ce conflit et n’est-ce pas un peu trop tard ?

Bien sûr que c’est tard. Mais mieux vaut tard que jamais.

Farid : Pourquoi intervenir en Libye et pas en Côte d’ivoire ou au Yémen ?

Parce que les Libyens eux-mêmes, la Ligue arabe, l’Union africaine, en ont fait la demande pressante.

Mehdy : Allez-vous vous rendre dans d’autres pays ou la répression ou bien l’agression est omniprésente comme, l’Algérie, la Syrie, Bahreïn, le Yémen ou encore Gaza ?

On ne peut pas être partout. Et ce ne serait d’ailleurs pas souhaitable. Que d’autres se rendent au Yémen, en Algérie, en Syrie. Pour ma part, je voudrais vraiment, vraiment, que l’appel de Benghazi finisse d’être entendu.

Quant à Gaza, ne mélangez pas tout. L’opération israélienne d’il y a deux ans faisait suite à des bombardements du territoire israélien par les milices du Hamas. Lesquelles font peser un ordre de fer sur les populations civiles de Gaza.

Guillaume : Pouvez-vous expliquer la raison du refus de la Chine et de la Russie d’intervenir ?

Parce qu’elles ont sans doute trop peur que l’idée puisse venir, un jour, à la communauté internationale d’aller mettre son nez dans leurs propres affaires prétendument « intérieures ». Pensez au Tibet. Souvenez-vous de la Tchétchénie.

Jean : Que pense l’opinion publique arabe vis à vis de cette intervention majoritairement occidentale ?

Question très importante. Je crois qu’elle y est beaucoup plus favorable que n’essaient de nous le dire ceux qui voudraient justifier ainsi leurs propres réticences.

Les Tunisiens par exemple, qui vivent avec ce fou dangereux de Kadhafi à leurs portes, n’ont qu’un espoir : qu’il dégage comme Ben Ali. Les Égyptiens, je veux dire la jeunesse égyptienne, tous ceux qui ont occupé et qui occupent encore la place Tahrir du Caire, vibrent avec leurs frères libyens qui ont échappé au massacre annoncé. Ils se réjouissent donc d’une opération qui les aidera à finir de se libérer eux-mêmes.

Ne confondez pas les calculs politiciens de tel ou tel cacique de l’ancien régime, les arrière-pensées de tel ou tel militaire qui ne s’est pas encore vraiment mis à l’heure du printemps égyptien, avec le sentiment profond de ceux qui, dans toute la région, aspirent à la citoyenneté et à la démocratie.

Pytheas : Comment considérez-vous l’implication réelle des pays de la Ligue arabe ?

Claire. Ils se sont exprimés avant la réunion historique du Conseil de sécurité. M. Moussa, qui avait tenu, dimanche, des propos qui pouvaient prêter à confusion, les a rectifiés, lundi matin. Maintenant, que la Ligue arabe soit particulièrement vigilante quant au respect du mandat onusien et de son esprit, quoi de plus normal ?

Romain : Craignez-vous un embrasement martial au Moyen-Orient ?

Je crains surtout un écrasement du soulèvement démocratique. Je crains surtout que les forces contre-révolutionnaires ne finissent par l’emporter.

Marco : Ne craignez-vous pas une réaction du régime de Kadhafi en France : terrorisme…?

Si, bien sûr. Puisqu’il a lui-même annoncé que, pour répondre aux frappes contre ses chars, il entendait frapper des avions civils. Mais bon. Raison de plus pour le mettre hors d’état de poursuivre son sale travail de terroriste.

Tom : Que prévoyez-vous pour l’issue du conflit en Libye ?

Des élections libres. L’apprentissage de la démocratie dans une société civile cassée par quarante-deux ans de dictature. L’air de la liberté.

Alice : La façon dont tournent les événements est-elle de nature à vous donner des doutes sur cette opération ?

Non. L’opération, ne l’oubliez pas, ne dure que depuis cinq jours. Attention à cette façon frivole, zappeuse, que nous avons tous de vouloir que les choses aillent vite, de nous lasser, de rêver d’événements instantanés. Cinq jours, c’est beaucoup, bien sûr, pour les protagonistes de cette tragédie. Mais c’est en même temps si peu pour aider un peuple insurgé à en finir avec quarante-deux ans de dictature et de violences.

Flavien : Que pensez-vous des arguments de ceux qui s’opposent à cette intervention ?

Vous imaginez ma réponse. Cette tentation souverainiste, cette idée que la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes signifie la liberté des dictateurs à disposer de leurs peuples, cette notion d’une responsabilité pour autrui qui s’arrêterait aux limites de notre pré carré national, cette façon de se laver les mains du sort du monde au motif que nos lointains ne sont pas nos prochains, tout cela me répugne.


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