Cent cinquante personnes à Strasbourg en plein de l’après-midi. Cinq cents le soir à Mulhouse. Les FNAC des deux villes recevaient Bernard-Henri Lévy mardi dernier à l’occasion de la parution des Aventures de la liberté. Des questions, beaucoup de questions mais pas de débat passionné, pied à pied et encore moins de polémique. L’époque, vraiment, a changé. C’est de points de repère, de rappels, de promontoires sur les courants de pensée – parfois d’actions – dont le public semble avoir besoin. Comme s’il s’agissait de retenir l’insaisissable.
Une série télévisée, un livre. Pour mener son « enquête dans les têtes », accomplir la traversée du siècle, Bernard-Henri Lévy a joué sur deux gammes. Il a réalisé ce que Sartre n’avait pu concrétiser. Il s’est posté face au temps écoulé, aux idéologies, aux événements et aux hommes, en écrivain. Le mot revient dans la conversation. « Je me sens de moins en moins philosophe. J’ai plus de respect pour la littérature que pour la philosophie. J’ai voulu raconter le vrai en usant des méthodes romanesques. » Le livre a son narrateur, Bernard-Henri Lévy, et ses personnages. Il a, bien sûr, l’écrasant avantage de la complexité de l’écrit sur l’image qui interdit les méandres. C’est très probablement le livre-charnière de l’itinéraire de Bernard-Henri Lévy. De ce point de vue, on peut lire le chapitre consacré à Jean-Paul Enthoven – l’homme si doué qu’il ne cesse de remettre son roman à plus tard – comme un auto-avertissement, un rappel à l’ordre de l’écriture. Et puis, il y a la grande ombre de Charles Baudelaire qui court au fil des pages. Le temps viendra peut-être où l’on n’entendra moins BHL – sauf si le danger menaçait – mais on lira Bernard-Henri Lévy. Il ne faut pas se contenter de la télévision…
Il se dit « dérouté », délesté de pas mal de certitudes après ce long voyage, ce travail de cinq ans qui a imposé sa somme de relectures, et de découvertes. « Sur Cocteau par exemple. J’avais une mauvaise idée de lui. J’avais épousé le lieu commun. J’ai découvert un écrivain très considérable. » Même type de constat sur Mauriac. « Je l’estimais. Mais j’ignorais l’intensité de son courage et de sa noblesse. Rien n’est plus noble qu’un écrivain qui va à contre-courant de ses lecteurs. » Découvertes, encore : Barrès, Drieu La Rochelle et, différemment, Malraux. Et tout cela, et d’autres choses – l’entretien avec Claude Simon notamment, où chaque ligne est une information sur les actions secrètes du Nobel de littérature – font des Aventures de la liberté un livre important, où l’on sent une inquiétude, une fièvre saine : celle de comprendre.
L’intellectuel, les intellectuels ont-ils failli ? Tout d’erreurs, de myopies de la pensée ?… « Non, répond Bernard-Henri Lévy, je ne pense pas que les intellectuels se soient autant trompés qu’on le dit. Mon livre n’est pas un catalogue d’erreurs. C’est comme au moment de l’affaire Heidegger. Dieu sait si je suis choqué par son attitude pendant la guerre et son silence ensuite. Mais cela ne dispense pas de le lire. »
Comment définir l’intellectuel ? La formule fait flèche : « C’est l’artiste qui s’interrompt. Il faut l’œuvre et l’interruption : c’est alors que l’on peut intervenir dans les affaires de la cité. » Mais si cela demeure – « L’intellectuel d’aujourd’hui n’est pas si mal. Je ne suis pas de ceux qui pensent que la pensée est morte et la littérature exsangue » – la responsabilité a changé. Pendant longtemps, poursuit Bernard-Henri Lévy, les intellectuels ont été « les confidents de la providence ». Aujourd’hui, leur responsabilité est plus modeste : ils doivent « déchiffrer le sens incertain dans une histoire plein de tohu-bohu ». Ils ont aussi à redéfinir leur rôle. « On l’a vu pendant la guerre du Golfe. Il y a eu les pacifistes mais aussi tous les autres qui se résignaient à cette guerre, prenaient un parti mélancolique et expliquaient pourquoi, raisonnablement. » Qui, sinon les intellectuels, ont parlé les premiers de la tragédie des Kurdes, souligne Bernard-Henri Lévy.
Souvent placé entre l’encens et la critique sévère, voire féroce, il se décale, retourne la question : « Il m’arrive de penser que je touche l’inconscient communautaire. » Il pense au roman qu’il a envie d’écrire, dit de lui-même qu’il a une double vie, celle de l’homme public et de l’écrivain. Le premier est volubile, fait grand usage du « Je ». Le second est, « à certains moments, épouvantable », dit-il sans autre commentaire.
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