Pourquoi Bernard-Henri Lévy a-t-il autant de détracteurs à Paris ? Pourquoi ce dandy cultivé provoque-t-il, chez tant d’hommes politiques, de diplomates, de journalistes, d’universitaires, une jalousie frisant la détestation obsessionnelle ? Aurait-il commis, par le passé, quelque crime irréparable contre la pensée, contre la morale ou contre les intérêts supérieurs du pays ? Osons une explication. Dans ce pays rationnel et corporatiste qu’est la France, BHL a le défaut de ne s’inscrire dans aucune case. Il les phagocyte toutes. Il fait de la philosophie sans être professeur, de la politique sans être élu, du reportage sans être journaliste, de la diplomatie sans être du Quai. Pire, ne craignant aucun mélange des genres, il brouille toutes les pistes. Non seulement il pénètre par effraction dans des champs qui ne sont pas les siens, mais il n’en respecte jamais les règles établies.
En philosophie, il ne s’embarrasse ni de notes en bas de page, ni d’appareils critiques. Il ne cherche pas à construire, concept après concept, un grand système d’explication du monde ou du moi, comme ont pu le faire Kant, Hegel, Fichte, Marx, Freud ou Heidegger. Dans sa manière de philosopher, BHL est aux antipodes du plus grand philosophe français vivant, René Girard. Ce dernier, qui n’a jamais quitté le campus de l’Université de Stanford, a bel et bien bâti, livre après livre, un système cohérent d’explication du monde, autour de son concept de « désir mimétique ». Ce travail de fourmi n’a jamais été la tasse de thé de BHL, homme de trop d’appétits différents, un jour essayiste, un jour cinéaste, un jour romancier, un jour reporter, un jour talmudiste, un jour dramaturge. La philosophie, qu’en normalien agrégé il maîtrise brillamment, n’a jamais été son horizon final. C’est un socle intellectuel, dont il se sert pour se lancer dans d’autres aventures humaines, pour « vivre de tous les côtés à la fois ».
Dans son dernier essai, De la guerre en philosophie (Grasset), BHL parvient superbement – car sa prose a, dans ce livre, la respiration de celle d’un Péguy – à théoriser le destin qu’il s’est fixé jeune homme, celui d’être un « intellectuel engagé ». Après avoir évoqué sa « nostalgie du clerc postulant au service du genre humain », il constate que « les philosophes ont trop longtemps interprété le monde ; ils ont trop voulu le transformer ». Et, refusant de se laisser enfermer dans cette alternative, entre philosophie purement spéculative à la Kant et philosophie révolutionnaire à la Marx, BHL propose une « troisième option », qui consiste à « réparer » le monde, à « faire en sorte qu’il reste à peu près habitable et ne laisse pas à l’inhumanité le dernier mot ». Bernard-Henri Lévy est un juif qui ne croit pas en Dieu, mais qui se passionne pour le judaïsme. Ce n’est pas la Torah qui l’intéresse, c’est le Talmud, ces longs traités écrits au fil des siècles, qui tentent d’organiser la vie des hommes entre eux.
« Liberté de mouvement »
En journalisme, BHL ne respecte pas non plus les vieilles règles du métier. Il fait fi de l’impartialité, de la recherche de l’équilibre des points de vue. Il prend parti. Quand il s’en va couvrir un conflit international, il choisit son camp, il y reste. Il pratique un journalisme engagé, le plus souvent aux côtés des victimes les plus évidentes. En Bosnie, il prend, dès le printemps 1992, le parti des musulmans assiégés et bombardés dans Sarajevo, et devient le plus vibrant porte-parole du président Izetbegovic, qui le décorera. L’aversion légitime qu’il a pour les exactions des milices serbes l’empêche d’envisager la contradiction qu’il y a à vouloir conserver une Bosnie multiethnique, après avoir accepté l’éclatement de cette grande Bosnie qu’était la Yougoslavie de Tito. Dans la Géorgie envahie par l’armée russe du mois d’août 2008, il prend résolument le parti du président Saakachvili, quitte à minimiser le rôle qu’a joué le bombardement ordonné par ce dernier de la capitale de la province sécessionniste d’Ossétie du Sud, le 7 août. Dans le conflit israélo-palestinien de janvier 2009 à Gaza, il ne séjourne qu’avec les soldats de Tsahal, afin de défendre l’armée israélienne, qu’il considère comme la plus « éthique » du monde.
Bosnie, Géorgie, Gaza, et aussi Darfour : quatre conflits que BHL a couverts, sans aller recueillir le point de vue des « méchants », respectivement les Serbes de Milosevic, les Russes de Poutine, les Palestiniens du Hamas et les Arabes du Soudan. Ce journalisme d’un seul point de vue s’explique par la poursuite d’un objectif à ses yeux supérieur : l’action politique. De fait, sur la Bosnie il parviendra à influencer le président Mitterrand – jusqu’à lui amener à l’Élysée Izetbegovic – et, sur le Darfour, il réussira à ameuter toute la classe politique française à la veille de la présidentielle de 2007. Son engagement pro-israélien lui permet d’avoir un accès quasi immédiat aux plus hautes autorités de l’État hébreu. Son rêve serait évidemment d’être un jour le « deal maker » dans une négociation de paix israélo-palestinienne.
En politique intérieure, BHL prend, fin 2006, le parti de Ségolène Royal, dont il devient le proche conseiller. Ce n’est pas qu’il soit un inconditionnel des 35 heures et de la dépense publique à tout va. « Mon principal souci était de faire reculer en France l’antiaméricanisme, l’antisionisme et le communautarisme. Or c’était à gauche qu’il y avait le plus à faire en ces domaines. J’ai contribué à soustraire Ségolène à l’influence de Chevènement, et j’en suis fier ! » Cela ne l’empêche pas d’être reçu quand il le souhaite par le président Sarkozy, par exemple pour lui parler de l’Iran. Cette influence lui suffit. Quand Chirac lui a proposé de devenir ministre de la Culture, il n’a pas songé une seconde à accepter. Car la chose qu’il apprécie le plus, c’est cette « liberté de mouvement », que conforte, il faut bien le dire, une fortune considérable, qu’il a héritée de son père. À 61 ans, BHL ne s’est « jamais, jamais, emmerdé dans la vie ». Sa vie, qu’il a dessinée comme on bâtit une œuvre.
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