THOMAS MAHLER : « Vous verrez qu’il ne faudra pas quelques mois pour que les talibans reviennent et que tous ces acquis, en Afghanistan, soient balayés. Ce retrait sans conditions est un Munich américain » nous disiez-vous en avril, alors que Joe Biden confirmait le retrait américain. N’est-ce pas plutôt un nouveau Vietnam pour les États-Unis ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Non. Rien à voir. Car, au Vietnam, l’armée américaine s’est battue. Là, c’est un Vietnam sans combat. Un Saïgon auto infligé. Une débandade sans coup férir. C’est le modèle de la défaite à l’âge des drones, de la guerre zéro mort et de Clausewitz pour les nuls. C’est étrange. C’est honteux. Et c’est une date.

Vous dépeignez Joe Biden en continuateur de Trump sur le plan étranger. Mais qu’aurait-il pu faire en Afghanistan, face à la lassitude de l’opinion américaine comme l’impopularité et la corruption du régime d’Ashraf Ghani ?

Savez-vous combien de soldats l’Amérique a en Corée ? 30 000. Au Japon ? 55 000. En Allemagne ? Presque autant. Les choses, bien sûr, ne sont pas comparables. Mais qu’on arrête de nous parler de la « lassitude de l’opinion » et de nous dire que la présence de 2500 soldats (9500 pour l’ensemble de l’Otan) était un fardeau insupportable ! C’est une plaisanterie. Un bourrage de crâne. L’opinion américaine a été soumise, depuis Obama, à un feu roulant d’analyses bidon sur le thème des « guerres sans fin », des « boys » qui « doivent rentrer au pays »… Voilà la vérité.

Imaginez le même type de campagne populiste à propos des bases qui maintiennent, jusqu’à nouvel ordre, un équilibre géostratégique dans le Golfe, en mer de Chine et ailleurs. Vous verrez le résultat ! Je ne donne pas six mois pour entendre que les Etats-Unis n’ont rien à faire du sort des citoyens de Formose et que les gens, à Séoul, n’ont qu’à se débrouiller tout seuls face à la folie de Pyongyang. D’ailleurs est-on bien certain, au train où vont les choses, qu’on ne va pas vers ça ? Je n’aimerais pas, à l’heure actuelle, être Coréen, Taïwanais, Japonais, Arménien ou Ukrainien…

Outre les coûts humains, près d’un millier de milliards de dollars aurait été dépensés par les États-Unis en Afghanistan. Était-ce pour rien ?

Non. Car, contrairement aux bêtises que j’entends partout, le bilan de cette présence alliée est loin d’avoir été nul. J’ai connu l’Afghanistan du début des années 1980. Je l’ai encore connu au moment où Chirac, fin 2001, m’avait expédié sur le terrain aux fins d’un rapport sur la reconstruction du pays après la défaite du premier Califat taliban. Et je l’ai retrouvé, là, il y a quelques mois, pour le tournage d’Une Autre Idée du Monde, mon dernier film, qui accorde une grande place à l’Afghanistan d’aujourd’hui. Eh bien, c’est un autre pays ! Un changement à 180 degrés ! Les femmes s’étaient libérées en grand nombre. Une presse libre était née. Une vraie société civile s’était constituée, avec ses exigences, ses demandes de droits et, souvent, ses droits acquis.

La corruption, c’est vrai, régnait – mais une opinion s’était formée qui faisait de la lutte contre elle, contre cette corruption, une priorité. C’est le plus triste dans cette affaire. Les États-Unis, l’Europe, l’Occident, n’avaient absolument pas « échoué ». La synthèse était en train de se faire entre la société afghane traditionnelle et les droits humains.

N’avez-vous pas sous-estimé le soutien d’une partie de la population afghane ? Selon le diplomate Gérard Araud, « les talibans sont sans doute plus proches des mœurs, des croyances et des pratiques de la majorité du pays que les élites de Kaboul »…

Je ne partage pas cet avis. D’abord, il n’y a pas que Kaboul. Et ce qui est vrai de Kaboul est également vrai de Jalalabad, Bamyan, Mazar et même Herat ou Kandahar. Mais, surtout, c’est faire injure aux « mœurs » et « croyances » de l’Afghanistan traditionnel que de dire qu’elles sont « proches » des pratiques talibanes. Vous savez ce qu’elles sont, ces pratiques talibanes ? Les femmes emprisonnées sous leur burqa. L’interdiction de la musique, des images, des miniatures, des chats, des grands textes persans, bref d’une des plus anciennes et prestigieuses civilisations qui soient. La lapidation comme punition ou comme mise à mort. Le fouet pour les crimes plus véniels. Et, d’une façon générale, cette folie type Khmer Rouge dont parle votre confrère, Régis Le Sommier, dans son documentaire à venir sur Canal Plus. Je connais, un peu, l’Afghanistan. Déjà en 2001 et 2002, au moment de ce rapport que m’avait commandé Chirac, je l’ai sillonné dans tous les sens. Et je m’insurge contre l’idée qu’il ait été, même à l’époque, proche de ces pratiques barbares.

Les talibans, sous la pression internationale, mais aussi du fait de l’évolution de la population afghane, notamment urbaine, n’ont-ils pas changé en vingt ans ? Certains les présentent aujourd’hui comme plus « diplomates » et « modérés »…

On verra. Je ne crois pas. Qu’ils doivent composer avec ce que l’Afghanistan est devenu, c’est inévitable. Mais que leur vision du monde se soit métamorphosée, c’est autre chose. J’ai beaucoup parlé, jusqu’à ces derniers jours, avec Abdullah Abdullah, le compagnon de Massoud, qui menait la délégation républicaine aux prétendus « pourparlers » de Doha. Il les voyait, ces nouveaux talibans, tout le temps. Il a discuté avec eux sur la durée. Et ce qu’il me raconte de leur obscurantisme, de leur folie, de leur haine des femmes, de leur détestation de l’occident, ne va vraiment pas dans le sens que vous dîtes. Je crois, en fait, le contraire. Ils vont s’enhardir. Tenter de prendre le leadership de l’islamisme mondial. Imposer une image victorieuse face à l’image de vaincus qu’ont laissée les chefs de Daech et Al-Qaeda.

Cette victoire éclair des talibans va-t-elle raviver le terrorisme djihadiste ? Selon des experts, les talibans veulent avant tout contrôler l’Afghanistan et n’ont pas intérêt à servir de base arrière à Al-Qaeda. Ils sont par ailleurs en lutte avec la branche afghane de Daech…

Ça aussi, je pense que c’est de la blague. Et ceux des experts qui pensent ça sont bien présomptueux. Pardon de revenir à mon expérience personnelle. Mais, les années passant, ça finit par faire un paquet d’impressions, d’observations et, parfois, de certitudes. Quand j’ai écrit mon livre sur Daniel Pearl, on disait déjà des choses comme ça. On nous faisait des théories sur les dissensions entre groupes djihadistes rivaux, entre Pakistan et Afghanistan, entre ceux des villes et ceux des montagnes… C’était faux. Je l’ai montré. Et l’expérience a montré que j’avais raison. Aujourd’hui, je crains que ce ne soit pareil. Et je ne vois pas pourquoi le nouveau Califat se priverait, dans la guerre générale qu’il a déclarée à la démocratie et à ses valeurs, de servir de sanctuaire à des poignées de « combattants » déterminés. Vous verrez…

« La France est notre dernier recours, le seul espoir qui nous reste » vous a confié le fils du commandant Massoud, Ahmad. Mais que peut notre pays ?

Au-delà de l’urgence, c’est-à-dire du rapatriement de nos concitoyens et des auxiliaires afghans de la France et de ses militaires, il y a une question, et une seule, pour la France. Se conduira-t-elle, dans cette région, en grand pays, avec une grande politique – ou non ? Si la réponse est oui, alors il faut sauver ce qui peut l’être, épauler celles et ceux qui, dans le pays, ne se résignent pas à la défaite et se tenir, par exemple, aux côtés des combattants qui, dans le Panjshir, reprennent le flambeau de Massoud et font de leur région un bastion militaire et un reste d’Afghanistan libre.

C’est terrible. C’est Sisyphe. On a l’impression d’un éternel retour et d’un bégaiement de l’Histoire. Mais on n’a pas le choix. Et, quand je dis qu’il faut épauler ce reste de l’Afghanistan, cet Afghanistan libre, qui va se retrancher dans le Panjshir, je ne parle pas de belles paroles et d’encouragements sans conséquence – je parle d’aide concrète. Encore une chose. Il y a une ONG sur le terrain, Sayara, qui a établi une liste de 300 intellectuels, journalistes, artistes, qui sont la crème de la crème de ce que la démocratie afghane a généré depuis vingt ans et qui sont en danger de mort. Cette ONG semble avoir les moyens, malgré le chaos, d’aller les chercher un à un et de les exfiltrer de Kaboul. Je ne suis pas sûr que les États-Unis les accueilleront. Pourquoi ne pas les accueillir, nous ?

En matière de politique étrangère, le retrait américain et ce triomphe des talibans ne marquent-ils pas encore un peu plus la victoire des « réalistes » ou « souverainistes » sur les « internationalistes » ou « interventionnistes » dont vous êtes l’un des représentants ?

Le problème, ce n’est pas le débat des interventionnistes et des réalistes. C’est la question de savoir si on se résigne, ou pas, à ce que le XXIe siècle soit chinois, grand-russe, iranien, ottoman et dominé par la version radicale de l’islam. Regardez qui s’est réjoui de la victoire des talibans, qui s’est précipité pour les recevoir et les féliciter et qui se frotte les mains de la déroute des Occidentaux : Pékin, Poutine, le nouveau président iranien, l’aile la plus Frères musulmans du régime d’Erdogan, le Qatar. C’est ça, le problème. C’est ça, le rapport de force géopolitique d’aujourd’hui. Cette nature-là, aussi, a horreur du vide. Et la place qu’ont laissée vide Trump et Biden, ce sont les anciens empires en voie de reconstitution qui sont en train de la remplir.


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