« Récidives » ou riposte ? Trois biographies seraient en projet sur le plus célèbre des intellectuels français. Bernard-Henri Lévy, s’il trouve à la fois « désagréable et flatteur » que l’on se penche sur son cas, craint qu’elles s’arrêtent au « tas de secrets » plutôt qu’aux causes qu’il défend. Aussi publie-t-il ce recueil d’articles, d’interviews, de textes personnels, certains inédits qu’il évoque, au cours d’une conversation à bâtons rompus à Paris.

Récidives

« C’est la première fois, il me semble, que je donne dans un livre l’image exacte de ce que je suis et des registres sur lesquels j’opère. Au moment où j’entends dire que d’aucuns s’intéressent à ce que j’ai de moins intéressant, c’est-à-dire ma vie, voilà ce que j’ai de plus précieux, à savoir les visages de mon travail. Un homme n’est pas ce qu’il est, encore moins ce qu’il cache : il est ce qu’il fait et, notamment, ce qu’il écrit. Contre Sainte-Beuve, ce livre. »

Le philosophe

« Les gens croient que la philosophie, c’est le ciel des idées. Pour moi, c’est le sens de la terre. Je suis, autrement dit, du côté de Nietzsche plus que de Platon. Je suis aussi, du parti de Sartre plaidant pour une philosophie en situation, prise dans son temps, soumise à ses enjeux, ses secousses. Un philosophe, c’est un terroriste du regard qui oblige à voir ce qu’on ne veut pas voir. Quand je rentre du Soudan, du Burundi, je me fais l’effet de ces soldats américains de 1944, à l’époque où l’armée américaine n’était pas encore cette cohorte de soudards tortionnaires, qui rassemblaient des paysans polonais ou allemands à la porte des camps de concentration libérés et les faisaient défiler de force devant les monceaux de cadavres en leur disant : “Regardez !” »

Le Pakistan

« Je ne suis pas contre la real politique. Nous, les intellectuels, faisons de l’éthique. Mais eux, les politiques, sont là pour faire ce qui est possible. En sorte qu’il n’y a, en soi, rien de choquant à soutenir Musharraf comme la corde soutient le pendu, à le maintenir en place tout en le maintenant sous observation. La seule chose c’est qu’elle doit, cette politique, être de la bonne politique. Les États-Unis, après mon travail (NDLR : Qui a tué Daniel Pearl ?) et celui d’autres, ont-ils pris la mesure du danger extraordinaire que représente le Pakistan ? Savent-ils ce c’est là l’épicentre du drame actuel ? Telle est la question. »

L’Irak

« C’est une tragédie. Vous connaissez, n’est-ce pas, la définition du tragique ? Une situation conflictuelle dont il est impossible de sortir. Eh bien voilà. Pas d’issue à cette guerre d’Irak. L’Amérique reste, c’est le marécage. Elle s’en va, et c’est le chaos. La seule solution serait, sans doute, de dire à la face du monde : “voilà, on s’est trompés, aux Nations Unies de reprendre le flambeau…” Mais je ne vois pas Bush avoir ce courage… »

Bush peut-il être réélu ?

« Je passe une bonne partie de mon temps, en ce moment, aux États-Unis. Et, franchement, ce n’est pas le pari que je fais. L’Amérique est un pays bizarre, vous savez. Lent à réagir. Tout le contraire de ce pays du zapping politique, changeant d’avis toutes les cinq minutes, que l’on imagine depuis la France. Quelque chose est en train de s’y passer en profondeur. Une honte grandissante face à cette politique imbécile, ces scènes de torture, cette image de lui-même qui est renvoyée au peuple américain. Je ne vois pas comment Bush pourrait ne pas payer le prix de tout cela. »

John Kerry

« Vous savez très bien – cf. ce qui est arrivé à Bush – qu’on peut devenir Président sans être vraiment élu. Vous savez aussi qu’on peut – cf. Chirac – être élu sans être désiré. Attendons. »

L’Europe élargie

« C’est un événement gigantesque, quoique passé quasiment inaperçu. Il y a une forme de paresse qui gagne les esprits sur ce dossier européen et qui me semble dramatique. Comme si l’Europe était inévitable. Comme si elle était inscrite dans le cours de l’histoire universelle. Comme si elle était vouée à se faire, mécaniquement, dans notre dos. Quelle illusion ! Pour l’heure, ce que je vois progresser c’est plutôt sa décomposition. »

À qui la faute ?

« Au nombrilisme des principaux pays qui pourraient être les moteurs de l’Europe, la France et l’Allemagne en particulier. Cette idée idiote que le monde et son centre sont où l’on est… »

L’antisémitisme

« Une forme nouvelle qui réactive des résidus anciens. La forme nouvelle, c’est l’islamisme, l’islamo-progressisme, la jonction entre l’islamisme radical et la sacralisation de la cause palestinienne. Mais, dans cette turbine, il y a des éléments anciens qui retrouvent une seconde vie, des antisémitismes traditionnels, des mouvements néo-nazis, qui sont pour ainsi dire recyclés. La faute à Israël ? Je refuse d’entrer dans cette logique. Je refuse cette façon de mettre la faute sur les victimes plutôt que sur les coupables. Cela ne m’empêche pas d’être hostile à la politique de Sharon. Cela ne m’empêche pas de condamner sans réserve ce qui se passe, en ce moment, à Rafah. »

Le conflit israélo-palestinien

« Il y a une solution. Contrairement à l’Irak, la solution existe et c’est celle qu’ont dessinée les rédacteurs du plan de Genève. Il n’y a qu’à reprendre. Recopier. Maison par maison, olivier par olivier, les gens de Genève ont tracé une frontière et bâti une solution acceptable pour les deux parties. Là encore, c’est un des fils rouges de Récidives. »

Qu’est-ce qui vous fait courir ?

« J’ai toujours eu trois passions. Les femmes – en l’espèce, et depuis bien des années, ma femme. La littérature – le bonheur d’une page impeccable, la joie d’une formule miraculeuse. Et puis, enfin, la politique : l’idée de servir à quelque chose, d’aller où les autres ne vont pas assez – l’idée, parce que j’ai plus de temps, parce que je ne suis pas seulement journaliste, de pouvoir aller, par exemple, dans les trous noirs de la planète, là où l’humanité saigne absolument. Voilà, oui, ce qui me fait courir depuis trente ans, quand je suis parti pour le Bangladesh. J’en suis toujours là. »


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