À l’origine de ce débat, un livre de Bernard-Henri Lévy : La Pureté dangereuse

« Pourquoi le pire, en politique, se confond-il si souvent avec une certaine idée de la vertu ? » À partir de ce constat, Bernard-Henri Lévy découvre un fil conducteur imprévu entre diverses monstruosités idéologiques : celles d’hier (le communisme, le nazisme) et celles d’aujourd’hui, parmi lesquelles l’islamisme – et divers « populismes » à l’œuvre, en Europe, parmi les ruines de l’Est et les angoisses de l’Ouest. Les uns comme les autres, assure BHL, sont obsédés par l’idée de restaurer une imaginaire pureté perdue, et hantés par le désir d’incriminer un quelconque agent corrupteur. Vues sous cet angle, les grandes hystéries collectives (y compris celles de la Terreur de 1793) prennent un surprenant air de parenté, qui s’ancre dans le très vieux penchant pervers de la nature humaine : celui que les chrétiens appellent « péché originel ». Et la crise de perplexité qui désoriente actuellement les démocraties occidentales, les menant jusqu’à l’apathie devant la catastrophe de l’ex-Yougoslavie, prend soudain l’allure d’un fléchissement historique. La Pureté dangereuse pose, avec une forte enquête et beaucoup de vaillance intellectuelle, une question radicale : sommes-nous encore capables de comprendre qu’il y a du sérieux en ce monde ?

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DÉBAT ANIMÉ PAR ÉRIC LAURENT

Éric Laurent : Avez-vous le sentiment que les récents développements survenus en Bosnie constituent un échec pour la communauté internationale ?

François Léotard : Malheureusement, il y a échec. Nous n’avons réussi, ni par la diplomatie ni par la contrainte, à faire en sorte que la paix revienne et que les agressions cessent. En particulier à l’encontre des civils. Nous n’avons pas obtenu que les résolutions votées par L’ONU et la communauté internationale soient respectées. C’est aussi un échec provisoire pour notre pays qui avait beaucoup investi pour montrer la voie à suivre dans la gestion de ce conflit. Cela ne s’applique pas à nos soldats qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes dans des conditions extraordinairement difficiles.

Bernard-Henri Lévy : Échec est un mot faible. C’est tout notre système de sécurité collective qui se voit discrédité. C’est, pour les démocraties, une débâcle politique, spirituelle, morale, sans précédent depuis 1945. Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi ? Je suis comme des millions de Français : abasourdi, atterré – et désireux de voir, aussi, s’il est encore temps de sauver quelque chose de ce naufrage. C’est pour cela que j’ai accepté cette offre de dialogue : par-delà les polémiques, la colère, l’amertume, essayer de réfléchir ensemble à ce qui peut encore être fait. Malgré la honte. Malgré tout.

EL : Avant d’aller plus loin dans cette réflexion, n’avez-vous pas le sentiment, l’un et l’autre, que bon nombre d’erreurs survenues dans le conflit bosniaque découlent pour une large part du mandat confié à l’ONU ? N’aurait-il pas fallu définir un mandat plus large, comme ce qui s’est passé pour la guerre de Corée ?

FL : Il y a d’abord eu une mauvaise lecture du calendrier de la crise. Nous aurions dû nous montrer plus attentifs à ce qui s’est passé à la fin de 1991. La destruction d’une ville européenne comme Vukovar a été relativement acceptée par la communauté internationale, alors qu’il s’agissait du début de l’horreur. Ensuite, l’ONU a choisi d’agir de la manière que l’on sait. Nous aurions pu envisager le recours au chapitre VII, où il faut employer la force pour atteindre l’objectif. Mais la communauté internationale ne l’a pas voulu, et il n’y a pas eu de majorité pour prendre une telle décision. Cela impliquait des chars, des hélicoptères de combat, de l’artillerie et un agresseur qu’il aurait fallu désigner. Bref, nous nous engagions alors dans une vraie guerre pour ramener les forces serbes à leur point de départ. Aucune démocratie ne l’a souhaité. Aucune n’y était préparée. Aucune ne s’y est engagée.

BHL : « L’ONU », ça ne veut rien dire. L’ONU, c’est vous. C’est nous. Ce n’est rien d’autre qu’un syndicat qui applique la politique des États – à commencer par la nôtre, celle de la France. Je ne suis pas d’accord avec cette idée qu’il aurait fallu faire « une vraie guerre ». Mais enfin, oublions pour un instant le passé. L’essentiel c’est, encore une fois, ce que l’on peut faire aujourd’hui. Comment arrêter le massacre à Bihac ? Comment éviter un troisième hiver de siège à Sarajevo ? Et comment, aussi, remédier à ce déshonneur qui nous frappe tous ? Car vous le savez bien : l’image de la France sortira considérablement affaiblie, ternie, de cette affaire. Vous avez des informations aussi précises – sinon davantage – que les miennes. Et vous savez bien que la colère gronde parmi vos Casques bleus. Ils comprennent de moins en moins le rôle qu’on leur assigne. Ils ont le sentiment que l’on joue avec leur honneur, leur dignité. Ma question : est-ce qu’on peut jouer, comme cela, avec l’honneur d’un peuple, avec la dignité de ses soldats ?

FL : Je récuse l’idée selon laquelle les militaires français perdraient le moral. Ce n’est pas vrai. Ils souffrent de la situation, des difficultés auxquelles ils se heurtent, mais ils croient toujours à leur tâche. Tous les rapports qui me sont transmis le prouvent. Vous savez, il n’existe que trois hypothèses : nous restons, en essayant d’appliquer le mandat actuel ; ou bien nous partons ; ou bien nous faisons la guerre. Pour ma part, je suis favorable au maintien des forces de l’ONU. Un départ constituerait le pire scénario et ajouterait le déshonneur aux difficultés. Quant à la troisième hypothèse, vous n’obtiendrez pas, je vous l’assure, l’autorisation du Parlement français ou de la communauté internationale pour engager des opérations de guerre en Bosnie.

BHL : Décidément ! Qui parle « d’engager des opérations de guerre en Bosnie » ? Contentons-nous, déjà, d’appliquer le mandat, rien que le mandat – et, sur le terrain, de faire respecter nos Casques bleus. Chaque fois que nous avons été fermes, les Serbes ont cédé. Chaque fois que nous avons lancé un ultimatum, les Serbes ont reculé. Ce que plus personne ne comprend, ni ici, ni là-bas, c’est que nous nous couchions et que nous acceptions cette situation aussi humiliante que rocambolesque : les soldats de l’ONU, otages de quelques miliciens fanatiques et hors la loi.

FL : Quand il a fallu évacuer les blessés de Gorazde, les Serbes ont voulu contrôler les hélicoptères et menaçaient de tirer dessus. J’ai moi-même donné l’ordre aux officiers, qui pourtant ne sont pas sous mon autorité directe, de refuser ces contrôles. Les Serbes n’ont pas tiré. Sans entrer dans les détails, je peux aussi vous préciser que nos Casques bleus ont reçu un certain nombre d’armes qui sont nécessaires pour résister aux provocations. Mais je voudrais que vous soyez conscients des difficultés de la gestion militaire de cette crise. L’emploi de l’arme aérienne, pour protéger Bihac, n’a pratiquement pas de sens. Vous n’empêcherez pas, avec des avions, des miliciens de pénétrer maison par maison dans une ville.

BHL : C’est vrai. Mais qui leur a permis d’arriver aux portes de la ville ? Nous avions, jusqu’il y a quelques mois, un remarquable officier français, le colonel Sartre. Il a commandé, pendant deux ans, les Casques bleus à Bihac. Et il a sanctuarisé la zone.

FL : Oui. Mais c’était calme, à l’époque.

BHL : Pourquoi ? Parce qu’il y avait, je vous le répète, un officier qui savait se faire respecter. La dissuasion fonctionnait. Autre question : est-ce qu’il n’y a pas une part de responsabilité française dans le retrait de ces mille trois cents Casques bleus ?

FL : Je ne crois pas que la situation actuelle à Bihac soit liée au départ des Français. La poche était l’objet d’une lutte fratricide entre musulmans eux-mêmes. Quand je suis arrivé au ministère, en 1993, il existait sept sites de positionnement français, dont un en Serbie. Nous avons retiré cette compagnie, qui était très vulnérable, ainsi qu’une unité à Glina et celle stationnée à Bihac. Nous voulions resserrer le dispositif autour de Sarajevo. Nous pensions, et je continue à le croire, que la dispersion de nos forces pouvait permettre de peser sur les décisions politiques du gouvernement français. La pire des choses, dans ce genre de crise, c’est de ne plus disposer de sa liberté politique de mouvement et d’action.

BHL : La pire des choses, c’est de se déjuger, de se parjurer… Je vais prendre un autre exemple. Il y a eu, en juillet dernier, un plan élaboré par le « groupe de contact ». Ce plan n’était satisfaisant ni moralement ni du point de vue de la realpolitik. Mais enfin, il était là. Il avait été accepté par toutes les parties en présence à l’exception de Karadzic et surtout, surtout, les Occidentaux avaient dit et répété que c’était le plan de la dernière chance, qu’il n’était pas négociable, qu’on n’y toucherait plus. Or voici que l’autre jour, à Bruxelles, la France change d’avis. Et votre collègue des Affaires étrangères provoque la stupeur en proposant de modifier ce plan sur un point essentiel puisqu’il offre à Belgrade et aux Serbes de Bosnie cette confédération qui est leur but de guerre depuis le début. Il y a là un désaveu terrible. Une reculade incompréhensible. M. Juppé fait un plan. Il nous dit : « Ce plan est à prendre ou à laisser. » Et c’est lui qui le déchire. Le reniement, avouez-le, est quand même spectaculaire…

FL : Je partage votre sentiment sur le caractère imparfait du plan du « groupe de contact ». Mais il se trouve qu’il a été approuvé par trois parties sur quatre et nous avons cru, un moment, qu’il serait possible de faire pression sur les Serbes de Bosnie pour qu’ils l’acceptent. Peut-on reprocher à des diplomates de suivre la voie de la négociation quand tout le monde déclare que le chemin de la guerre n’est pas praticable ? Les grandes nations occidentales ont décidé d’utiliser la force de la négociation et non pas la force des armes. Proposez-vous une autre solution ? C’est la question que je pose avec acharnement à nos amis intellectuels. Je comprends leur révolte de la pensée et du cœur, mais proposez-moi donc un autre chemin !

BHL : Ce que je propose ? Que M. Juppé tienne parole. Il nous déclare solennellement que son plan est le dernier plan. Or il renie lui-même sa parole en allant, une fois de plus, au-devant du désir des Serbes. Si vous étiez dans l’opposition, vous auriez la même attitude que moi. Nous nous sommes rencontrés, jadis, dans de nombreux combats. Nos langages n’étaient pas si éloignés.

FL : On ne touche pas au plan, sauf accord des parties, a-t-il précisé.

BHL : Eh bien oui. Mais les parties, comme vous dites, c’est-à-dire Zagreb, Sarajevo, et même Belgrade, avaient accepté le plan de juillet. Il ne restait à l’imposer qu’aux Serbes de Pale et c’est donc eux qui, une fois de plus, nous ont dicté leur loi.

EL : Que se passerait-il si les forces de la Forpronu quittaient le territoire de la Bosnie ?

FL : Je suis, à l’heure qu’il est, opposé à un tel départ. Malgré les difficultés que cela représente, je suis favorable à ce que nous restions pour continuer à protéger les trois ou quatre cent mille personnes vivant à Sarajevo et qui seraient menacées par un départ.

EL : Vous êtes donc fermement opposé à un retrait ?

FL : Oui, à moins d’une évolution tout à fait extrême.

EL : Et qui selon vous n’a pas été atteinte ?

FL : Non, il existe des zones où nous faisons convenablement notre métier, d’autres où c’est très difficile. Je suis favorable, depuis que j’occupe mes fonctions, à un certain nombre d’actions militaires rudes : passage en force de convois, mitraillages tactiques, afin de montrer qu’il peut y avoir de vraies réactions en cas d’attitudes hostiles à la communauté internationale.

BHL : Bravo. Mais convenez qu’il s’agirait d’une attitude nouvelle !

FL : Tout à fait. Mais pour aboutir à ce résultat, nous devons passer par toute une série de filtres : le Conseil de Sécurité, nos partenaires… Reprenons un instant l’exemple de Bihac. Pour que les avions puissent agir à certains endroits, il fallait détruire massivement des sites antimissiles, ce qui mobilisait plusieurs dizaines d’appareils supplémentaires. Cette opération de nettoyage aurait immédiatement déclenché une réplique. En cas de frappe aérienne, nos soldats se retrouvaient ainsi menacés.

BHL : Je n’accepte pas ce raisonnement. Nos soldats sont otages parce que nous le voulons bien. Ils ont – nous avons – tous les moyens de refuser ce chantage.

FL : Nous sortirions en effet du cadre de l’ONU s’il y avait une menace directe sur des soldats français.

EL : Pouvez-vous préciser ?

FL : Je ne laisserai jamais, sous prétexte d’obéir à un certain nombre de contraintes internationales, les choses se dégrader au point d’exposer les soldats français à des menaces inutiles. Nous avons les moyens de l’empêcher.

BHL : Nous sommes d’accord. Mais, encore une fois, vous admettrez que c’est la première fois que vous le dites aussi clairement.

FL : Si tel n’était pas le cas, je ferais un autre métier ou je me démettrais de mes fonctions. Je vais vous dire : je rêve parfois que cette crise relève d’une gestion au niveau national. Nous disposons de moyens, en cas de conflit ouvert, pour faire respecter nos soldats et nos couleurs.

BHL : Que ne vous laissez-vous aller à vos démangeaisons ! Je retiens que vous êtes personnellement hostile à un retrait des forces de la Forpronu et que vous refusez par ailleurs les prises d’otages, en ayant le sentiment que la France a les moyens de s’y opposer.

FL : Nous avons libéré des otages. Vous vous en souvenez certainement.

EL : N’avez-vous pas le sentiment que les démocraties occidentales ont mal pris la mesure de la situation survenue après l’effondrement de l’empire soviétique ?

FL : À ce sujet, je trouve le livre de Bernard-Henri Lévy remarquable, et j’ai recommandé de le lire. Je partage ses vues sur le monde d’après 1989. Nous approchons d’un moment extrêmement dangereux. La Bosnie n’est pas loin, mais le GIA algérien non plus. Ce sont autant de points sur une carte qui, en les reliant, laissent apparaître, comme dans les dessins d’enfants, non pas le visage d’Hitler, mais celui d’un monstre nouveau, difficile à identifier mais réel.

BHL : Je pense que les Français vont comprendre l’importance de cette crise bosniaque le jour où des jeunes Français d’origine musulmane se lèveront dans les banlieues en nous lançant : « Voilà des années que vous nous dites, soyez des musulmans modernes, abandonnez les tchadors, coupez les barbes, devenez laïcs, républicains. Vous serez alors des citoyens à part entière et nous vous ouvrirons les bras. Ces musulmans modernes, sans barbe ni tchador, constituaient une bonne part de la Bosnie-Herzégovine. Or, non seulement vous ne leur avez pas ouvert les bras, mais vous les avez laissé mourir. » Mais ce jour-là, il sera trop tard. Et à Sarajevo, et dans les banlieues.


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