Veille de Pentecôte, rue Madame, dans le VIe arrondissement de Paris. Les sous-rideaux de taffetas jaune tamisent la lumière. Une silhouette gracieuse – Arielle Dombasle – passe sans s’émouvoir de la sonnerie incessante du téléphone. Enfin apparaît Bernard-Henri Lévy, de nouveau vêtu de sa légendaire chemise blanche (il ne la porte plus à la télévision, pour casser une image désormais trop stéréotypée à son goût). L’écrivain sort d’une semaine un peu folle, où il s’est soudain retrouvé porte-parole du « parti des intellectuels » et promoteur d’une liste aux européennes. Ambition affichée : imposer la Bosnie dans le débat et faire ainsi progresser la « cause ». Mission accomplie : la loi du tapage a fonctionné (le président Izetbegovic est même venu à Paris le 23 mai), chacun a été contraint de prendre position, l’onde de choc a touché tous les partis. Une secousse particulièrement violente à gauche, où, sur ce thème, la rupture entre François Mitterrand et Michel Rocard a été fracassante. BHL est-il allé un « pont » trop loin ? En interpellant la classe politique, en contraignant Rocard à répondre présent, a-t-il moins servi la cause bosniaque que brisé l’unité socialiste ? Avec fougue, il réfute le procès : « Le rôle des intellectuels, ce n’est pas d’unir, mais de séparer ! Notre bombe à neutrons a atteint ses objectifs : elle a fracturé les relations Mitterrand-Rocard, la liste du PS, les consciences au-delà même de la gauche. Nous avons aidé Rocard à consommer son parricide. Et apporté la confirmation que lui est moderne, généreux et antifasciste. Alors que Mitterrand est cynique, doté d’un cœur plus sec, enfermé dans ses schémas à la Norpois ! » Bref, cette liste « biodégradable », qui devait être déposée le 27 mai, aura permis, selon ses supporters, de distinguer le bon grain de l’ivraie et d’inciter la gauche digne de ce nom à s’assumer. Condamnant par là même trois années de diplomatie mitterrandienne dans l’ex-Yougoslavie. Lévy et Mitterrand ont longtemps été sous le charme l’un de l’autre. La Bosnie les aura brutalement séparés. « La passion l’égare », juge le chef de l’Etat, dont les propos, en privé, sont très rudes pour BHL et ses amis. Les proches du président n’hésitent pas à relayer les jugements émis en haut lieu, mettant en cause le groupe d’intellos en termes vifs : « Des parasites vivant des malheurs du monde », « De véritables sangsues qui concentrent leur haine sur Mitterrand, alors que c’est lui qui a le plus fait pour la Bosnie ». On soupçonne même le « BHL Park » d’avoir été lancé en fonction du festival de Cannes et de n’être qu’une opération de promotion pour le film de Lévy, Bosna ! (où Mitterrand affirme ne pas avoir été informé de l’existence des camps de concentration, alors que le président bosniaque, Izetbegovic, l’avait alerté devant témoins et en tête-à-tête). On imagine la fureur du chef de l’Etat face à ce film et sa rancœur contre Michel Rocard, qui désavoue explicitement Mitterrand. En affirmant qu’il n’est pas « sur la même ligne que le président », puis en prônant clairement la levée de l’embargo sur les armes à destination de la Bosnie. A trois semaines du scrutin européen, un an avant la présidentielle, le premier secrétaire du PS n’a pas voulu se couper des intellectuels. Et tant pis si on l’accuse d’être à la remorque du cirque médiatique, de céder au chantage, de faire de la basse politique. « On ne va tout de même pas, s’exclame l’un de ses proches, rester dans une situation où le monde entier est en désaccord avec Mitterrand, sauf nous ! » Quand Michel Rocard apprend qu’une liste Sarajevo est en gestation, il est justement à Cannes, ce dimanche 15 mai, où il s’est rendu pour assister à la projection de Bosna ! Au cocktail qui précède le film, c’est BHL lui-même (il arrive de Paris, où il vient de lancer son défi sur le plateau de « L’Heure de vérité ») qui l’informe de l’offensive le touchant de plein fouet. Rocard accuse le coup, mais applaudit de bon cœur un peu plus tard, à l’issue du spectacle, comme le font les trois ministres présents, Jacques Toubon, Alain Carignon et Philippe Douste-Blazy. Seul Jack Lang, pincé, reste les bras croisés. Le lendemain, à la Mutualité, Rocard se fera insulter. Blême, il glisse à Jacques Julliard, en lui serrant la main à la tribune : « Les paroles de Glucksmann [qualifiant les têtes de liste de conducteurs de veaux] ont été inadmissibles ! » Mais, poussé par ses deux fidèles Jean-Paul Huchon et Guy Carcassonne, le maire de Conflans accepte de poursuivre le dialogue. Peu après l’annonce officielle de la liste, le 19 mai, Lévy retrouve Rocard au domicile privé d’Huchon. Échange serré, destiné à obtenir que Rocard se prononce contre l’embargo, condition pour que la liste biodégradable… se dégrade. « Moi, le 12 juin, je retourne quoi qu’il arrive à la littérature. Alors, je préfère que ce soit vous qui défendiez la cause boniaque. – Mais… êtes-vous décidé à y aller à tout prix ? – Non, une telle attitude serait frivole, narcissique et contraire aux intérêts de la Bosnie. » A Montpellier, le soir même, Rocard fait donc un pas qui sera qualifié de « décisif » par Lévy. Mais qui laissera encore sur leur faim certains de ses amis « jusqu’au-boutistes ». Ainsi Glucksmann : « Rocard ne joue pas son rôle de démocrate, car il unifie sur sa liste des opinions contraires, comme Kouchner et Lang. C’est une façon de soutenir Tapie ! » Même Pascal Bruckner, plus modéré, réclame que tous, au PS, « rompent avec le père » ! Mais, peu à peu, deux autres questions font leur chemin dans les esprits. 1. Est-il très juste, avec une liste Sarajevo, de pénaliser l’homme qui aura le mieux répondu à l’appel des intellectuels ? 2. Un piètre score pour cette liste serait-il vraiment un atout pour la cause bosniaque ? Si quelques signaux sont encore émis dans les jours qui viennent, notamment à droite, si les sondages ne se révèlent guère flatteurs, alors peut-être messieurs les intellos tireront-ils leur révérence. Mais ce ne serait qu’un au revoir. Ils ont déjà décidé de rester liés. En 1995, promis juré, il faudra compter avec eux.


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