Éloge des intellectuels est le remake d’un spot inusable dont l’abrupt message tient eux deux mots : « Buvez… éliminez. » De même que, grâce à Vittel, il suffit de vingt secondes à un visage soulagé pour se désolidariser de sa vieille peau, il suffit à Bernard-Henri Lévy de 117 pages (sur 154) pour faire surgir du néant son « intellectuel du troisième type ». Celui-ci met moins de temps pour proposer ses services qu’il n’en faut au sur (prud) homme su spot-Séguin pour nous tendre son viril rameau d’olivier. Il n’y avait, semble-t-il, pas une seconde à perdre.
D’autant que « Buvez… éliminez » n’est pas un mince programme. C’est un lourd calice que BHL se propose de boire sous nos yeux. Il bat des coulpes (y compris la sienne), fait la liste des erreurs commises (idem). Même la lie, il la sirote sans trop faire le fier : la situation, en effet, est grave, le débat d’idées végète et, à force de masochisme et de frivolité, les intellectuels mériteraient le discrédit dans lequel on les tient déjà si, dans un ultime sursaut… (Vittel).
S’agissant d’un constat que tout intellectuel moyen a largement eu le temps de faire par lui-même (il y a des bistrots pour ces conversations-là), il ne s’agirait que d’un bilan tardif (L’Ère du vide de Gilles Lipovetsky date déjà de 1980), si ne demeurait un épais mystère : pourquoi diantre BHL a-t-il cru devoir en faire un livre ? Pourquoi ce deuil inutilement prorogé en événement bidon ? Que manquait-il donc au tableau ? La réponse se trouve page 89. « Ce qui manque dans le paysage, c’est une intelligentsia qui aurait, comme la nôtre, succombé à la tentation – pour, ensuite, la conjurer. » « Tentation » est un bien grand mot, soudain. Le fait que la génération de BHL (et autres ex-« nouveaux philosophes ») soit celle à qui il ait échu de repasser par la cause départ de l’humanisme ordinaire et du simple bon sens ne lui permet ni de suggérer qu’elle a jadis frôlé des abîmes ni d’être crue sur parole quand elle annonce qu’elle va se mettre – enfin – à penser elle-même. N’oublions pas les sourires niais des héros de Vittel.
Le calice bu, reste à éliminer. D’où une impressionnante série de « moins ». « Moins de mauvaise conscience, de volonté d’expiation, de tapage, de spectacle, de double langage, de contestation permanente, plus jamais, les conseillers des princes » (en vrac). C’est peut-être dans cette touchante litanie de bonnes résolutions que réside la (modeste) vérité du livre. Éloge des intellectuels relève de l’examen-placard. BHL fait penser à un homme qui contemple, accablé, sa garde-robe et qui constate que tous ses vêtements (sauf une vieille chemise blanche), sont devenus importables. Le blouson-lutte de classes est élimé, la saharienne-boat people n’a plus de poches, le Mont-Blanc pour signer les pétitions fuit de partout, les godillots pour ne pas glisser sur le tonneau sartrien n’ont plus de clous, le jean fait baba et il serait indécent d’exhiber la robe de chambre de l’Écrivain quand il lutte, seul, avec le langage. C’est simple : l’intellectuel du troisième type n’a plus rien à se mettre.
C’est pourquoi Éloge des intellectuels relève moins du débat d’idées que d’une crise d’images. C’est sur son versant cathodicus que l’homo BHL se sent menacé. Aussi parle-t-il, dès la page 17, de la télévision pour n’y revenir – ayant « bu et éliminé » – qu’à la page 139 et pour en dire, in extremis, plutôt beaucoup de bien. Le problème, c’est qu’à force de négocier, de livre en livre, d’innombrables virages, BHL a oublié que les médias aussi en avaient négocié un ou deux. Et s’ils n’étaient plus exactement là où il croit leur faire la grâce de les rejoindre ? Et si, de l’« intellectuel du troisième type », ils se battaient l’œil ? C’est cela qui serait rageant : cette agora cathodique et surpeuplée (et, depuis peu, bouyguée) où les intellectuels ne seraient plus sûrs de faire autre chose que de la figuration vertueuse.
BHL voit le danger. À force de masochisme, les intellectuels ont peut-être créé « les conditions de leur propre remplacement » (page 37) : Renaud (chanteur) aurait déjà remplacé Foucault (philosophe) et Tapie (repreneur) « proposé un sens à la vie » (page 11). Soyons encore plus brutaux. Et si l’une des fonctions des médias était de détruire l’intelligentsia, cette fraction coquette et théâtrale du peuple intellectuel ? Cela n’est plus impensable et ne ferait événement qu’en France. Les médias sont forts là où l’intelligentsia est faible ou inexistante (États-Unis, Japon) et ils sont faibles là ou elle subsiste et résiste encore (Union soviétique). En se « modernisant » en catastrophe – c’est-à-dire en s’« hexagonalisant » à l’américaine – la télévision française (avec l’idiotie de ses six chaînes généralistes) risque de découvrir à son tour qu’elle peut faire sans. Sans grandes âmes, sans belles consciences et sans provocateurs de métier. C’est ce qui se passe semble-t-il en Italie où, au cours d’une émission « littéraire » de la RAI Uno, Eva Robbins, transsexuelle célèbre, fait fureur en démolissant les livres, au propre et au figuré. La balle change de camp : au masochisme des intellectuels a succédé le sadisme des « présentateurs ». L’Italie est un pays moderne.
BHL a donc raison de se méfier de ses propres « vœux pieux, belles intentions, coups de force imaginaires ou programmes mirobolants » (page 115). D’autant qu’il a fixé à son intellectuel du troisième type un programme démentiel. Prenons, par exemple, l’exaltante page 117. Il s’agit de « refuser Bergson sans retomber dans les bras de Marx, de critiquer Heidegger sans revenir dans l’ornière hégélienne ». Fastoche ! (a-t-on envie de crier à BHL pour ne pas le décourager), mais on sent bien que la vie entière d’un vrai philosophe ne suffirait pas à une tâche aussi considérable. Supposons pourtant qu’un intellectuel du troisième type y soit parvenu, qu’il ait réussi à « refuser », à ne pas « retomber » et à éviter « l’ornière ». Supposons même qu’il ait trouvé les mots – simples – pour le dire à la télévision. Que se passe-t-il.
Il se passe qu’il suffit d’un Pivot goguenard qui lui lance un vieux Bardèche dans les jambes pour que BHL, ayant perdu son sang-froid (on le comprend) et son temps de parole, s’en veuille immédiatement de jouer le pire rôle qui soit, celui du penseur vertueux égaré dans un jeu sans règles (sinon celles du catch). Vexant (cf. un récent « Apostrophes »). Et si, pour enfoncer le clou, il va chez Luce Tucru, son babil sert de zakouski à une tirade creuse mais télégénique de François Léotard. Humiliant (cf. un récent « C’est à lire »).
Or, il ne suffit pas que l’intellectuel résiste au pire (le totalitarisme, par exemple), il faut qu’il commence par résister à l’envie de ne pas jouer son propre rôle dès qu’il a compris que c’était le plus ingrat de la pièce. Dire que les choses sont complexes est un handicap certain au pays de la simplicité, rappeler que penser prend du temps est impopulaire au royaume instantané des questions-réponses. Face à Tapie et à quelques autres, Guy Hocquenghem avait eu le courage des courages, celui de ne pas être forcément sympathique (à « Apostrophes », toujours). Faute de ce que courage, il ne reste à l’intellectuel du troisième type qu’à se battre pour ressusciter la « minute de Saint-Granier » ou à remplacer Luce Tucru dans le rôle de l’hôtesse du bar. Un peu modeste, quand même.
Pourquoi tant de haine ? (dira-t-on). Pourquoi tenir BHL seul responsable de la réticence bien connue de l’intelligentsia française à penser ce qui ne la pensait pas, à savoir les médias ? Objection recevable. Tout se passe comme si le mot média avait toujours paru trop trivial, trop anglo-saxon (MacLuhan) pour désigner un objet digne d’être pensé et comme si on n’avait pas même pris la peine de le mettre en rapport avec son voisin étymologique, plus noble et plus ancien, le beau mot de « médiateur ». L’eut-on fait plus tôt qu’au lieu de nous moquer de l’examen-placard de BHL, nous serions travaillés par des questions plus graves. En quoi la médiatisation est-elle encore une médiatisation ? En est-elle le triomphe ou la perversion ? BHL n’est pas seul à avoir « oublié » de se les poser. Mais se les pose-t-il ?
Il est permis d’en douter. Lorsqu’il parle de la télévision, on sent bien que BHL s’en fait le chantre d’autant plus facilement qu’il ne s’agit jamais pour lui que d’une machine, fut-elle ébouriffante de modernité. « Devenir-ondes du monde… Devenir-monde des ondes… Exténuation ondulatoire d’une réalité éclipsée par ses signes, ses ombres, ses leurres… L’idée, moi, me plaît bien » (p. 149). Ces émois littéraires sont de mauvais augure. Pour BHL comme pour la plupart des intellectuels, le mot média n’est chargé que de connotations technologiques, inhumaines, joyeusement fatales et ronchon passéiste, il croit crâne de dire qu’il n’a pas peur, lui, de cette quincaillerie ludique dont il n’imagine pas à quel point elle est aussi humaine, trop humaine.
Ce dernier point est aussi décisif que méconnu. On célèbre cinquante ans de télévision sans voir qu’une page a bel et bien été tournée. Nous ne sommes plus à l’époque à l’époque où l’on s’enchantait des « miracles de la technique » (celui du direct, par exemple), où le miracle c’était la télé-qui-allait-au-peuple et où le peuple devenait salle de classe ou reine du jour. Nous sommes à l’époque où tout se joue à un niveau personnel. Au niveau du « personnel communiquant » et des « messages personnalisés ». Le miracle a changé de sens et de direction. C’est le peuple désormais (le peuple déguisé en « public »), qui va-visiter-la-télévision-, qui va y faire banquette, rire en boîte, applaudimètre vivant, cobaye amusé, testeur-testé. « La visite de l’usine, dit Deleuze, avec sa discipline sévère, est devenue l’idéal du spectacle (comment se fabrique une émission ?) et “l’enrichissant” est la valeur esthétique suprême. » C’est ce que Fellini a montré magnifiquement dans Ginger et Fred.
Oublions BHL pour quelques paragraphes. Comme le cinéma, la télévision a dû commencer par la promesse d’une ouverture inouïe sur le réel, sur un réel « revisité ». Plus de monde pour voir, en simultané, plus du monde. Ensuite, elle a dû passer par la gestion rituelle (« social-technique » dirait Deleuze, « dogmatique » dirait Legendre) de cette promesse oubliée ou mal tenue. Passage de la foi à la croyance, de la rencontre au rendez-vous ou, comme l’écrivait Baudrillard il y a déjà dix ans, du « référentiel au référendum ». Une industrie de la communication ne peut démarrer que sur ce fond – jamais vraiment oublié – de réel perdu, de « sentiment d’irréalité » (BHL) ou de « liquidation du monde » (Virilio). À une condition toutefois : que ce fond soit sans cesse rappelé, emblématisé, incarné.
On a raison – en ce sens – de parler des « stars de la télé », même s’il ne s’agit que de loupiotes survoltés (on a tort, en revanche, de maquereauter – cf. des revues comme Studio – d’introuvables « stars du cinéma » : il n’y a de stars que là où il y a industrie en expansion). La télévision est entrée dans le période star-système de son histoire. Elle en sortira tôt ou tard. Le star-système du cinéma avait « mis en scène » le face-à-face encore problématique entre l’idéal démocratique et la réalité des masses. Le star-système de la télévision « gère » l’étape suivante : la « démocratie de masque » est une réalité mais elle n’a pas encore d’idéal.
C’est ici qu’il faut faire très attention, ne pas oublier les Leçons d’un Pierre Legendre et éviter les facilités de l’interprétation économiste. Il faut trois conditions, au moins, au développement des industries de la communication en général et de la télévision en particulier. D’abord, la communication ne serait jamais passée au stade industriel si elle n’était devenue aussi une croyance. Ensuite, cette croyance n’aurait jamais « pris » si elle n’avait produit son propre personnel, spécialisé dans les rhétoriques et les liturgies (sémiologues, publicistes, sondeurs, faiseurs de « looks », etc.). Enfin, la partie visible de ce personnel n’aurait jamais accédé à la « starité » s’il ne s’était pas, de plus en plus, formé dans le télé-sérail, ostensiblement coupé de tout autre réel, devant tout à la télévision comme à une grande madame Ramirez. (C’est pourquoi un vrai médiateur existe avant la télé, existerait sans elle : de Coluche à Goldman).
C’est avec tout ceci en tête qu’il faudrait revenir à BHL et à son problème d’image. Lorsqu’il parle des clercs, « intercesseurs sacrés entre les hommes et le savoir » ou lorsqu’il rappelle qu’ils sont « les héritiers des moines », BHL a raison à ceci près que l’intercesseur d’aujourd’hui, ce ne serait pas lui, ni l’intellectuel du troisième type, cette panthère rose, mais celui qui fait la visite guidée de l’usine, c’est-à-dire Luce Tucru ! Les stars de la télévision, intercesseurs professionnels, se partagent le patronage des activités humaines à la façon des figures mythologiques ou des saints du calendrier (Ruggieri en sainte Cécile, Monsieur météo en survivance païenne). Pivot réussit son émission parce qu’il ne laisse jamais peser le soupçon du rapport personnel qu’il aurait à la Littérature, parce qu’il n’est que le plus vif et le plus performant des « premiers lecteurs », que, comme eux, il aime les livres mais pas à l’exclusion du reste (le football par exemple).
BHL parle de « clercs » mais n’ose pas dire « clergé ». Le mot est certes sinistre s’agissant d’un monde où le sourire est un dogme et où la concurrence entre églises-chaînes voisines pousse plutôt à la flatterie des télé-ouailles qu’au sermon ou à l’homélie (en France du moins, pas aux États-Unis). Gardons-le pourtant. L’Église n’aurait jamais assis son pouvoir temporel si elle n’avait parlé au nom du ciel. Hollywood n’aurait jamais réduit le monde à un spectacle s’il ne l’a vait chapeauté d’un ciel étoilé de stars. La télévision n’aurait pas banalisé le « village global » si ses stars n’y sévissaient aussi au nom d’un autre monde ? Oui, mais lequel ? C’est Woody Allen qui a astucieusement deviné la réponse dans ce film hélas bâclé qu’est La Rose pourpre du Caire. Il s’agit de notre monde, il s’agit de notre vie !
La télé-clergé fait ses choux gras. Les stars du cinéma faisaient encore miroiter un ailleurs (le ciel où elles étaient collées), celles de la télévision ne désignent que notre ici (le village électronique où nous sommes scotchés, « clochemerlisés »). Voilà pourquoi ses rites sont célébrés au nom d’un en-deçà. Le rêve devient difficile, l’asphyxie gagne, les vrais médiateurs meurent (Coluche), ou sont au chômage (c’est un cinéaste, le grand Nanni Moretti, qui dit que La Messe est finie). Seuls, les médiatisateurs vendent de plus en plus cher leur talent (réel) à symboliser, partout et toujours, cette dimension de l’« en-deçà ». Leur cote monte à la mesure de leur capacité à tout traiter « à la baisse » – mais avec le sourire. Il faudra parler un jour de l’étrange mépris dans lequel la télévision est tenue, y compris par ceux qui n’ont qu’elle au monde, par ceux qu’amuse la mine de symptômes qu’elle exhibe ou par ceux qui, comme BHL, la traitent comme un animal domestique (« La télévision est là, je m’en sers »). C’est un mépris soft, lucide, qu’aucun indice d’écoute ne fera jamais apparaître mais que la tentation du zapping (qui fausse les indices d’écoute), exprime à la perfection.
Et l’intellectuel dans tout ça ? Tout au long de son Éloge, BHL oscille sans rigueur entre deux mots : « intellectuel » et « intelligentsia ». Sous couvert de faire l’éloge du premier, il s’inquiète de la capacité de la seconde à surnager. Or, elle en est tout à fait capable puisqu’elle est, par définition, « généraliste », esclave et gestionnaire de son image. C’est l’intellectuel classique qui est menacé, celui qui ne parle qu’au nom de ce qu’il connaît et de ce qu’il aime.
Prenons un exemple dans le passé (nous ne voulons vexer personne). À quel moment avons-nous su que la poésie mourait en France ? En regardant cette émission tragique qui s’appelait « Le club des poètes ». En voyant comme Jean-Pierre Ronay s’y prenait pour défendre de qui était devenu son « os », la poésie. Comment il nous conjurait de l’aimer comme lui l’aimait, c’est-à-dire un peu trop, comme « sale petit secret » qui ne voulait rien qu’un peu plus de temps d’antenne pour un poème de plus. À partir d’un certain moment, il dut y avoir honte à n’être qu’un intercesseur, à se servir de la télé sans la servir, à y être un « Monsieur Poésie », par exemple. Il y eut obscénité à donner le sentiment qu’on en savait plus que ce qu’on avait le temps de dire et qu’on ne bafouillait que parce qu’on ne savait pas « résumer ». Cette honte bue, ce serait le règne des stars polyvalentes, auto-recyclables (me sport est la pépinière idéale), dépassionnées jusqu’à l’incompétence. L’idéal télévisuel d’aujourd’hui n’est même plus de donner l’impression que l’on pense ce que l’on dit mais que l’on ne pense que ce que l’on dit, au rythme où on le dit, que l’on pense « résumé ». Cet idéal, bien sûr, est pornographique.
Reste à attendre les premiers vrais mécréants de la communication, ceux qui sauront mal se tenir, inventer le « zapping vivant ». Reste à attendre l’effondrement de quelques généralistes. Reste à convaincre les cinéastes que c’est à eux de prendre la télévision. Reste à attendre la crampe du pouce qui nous avertira que même le zapping ne nous amuse plus.
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