Ce sont des images brutes, tournées de juillet à décembre 2015, sur l’une des lignes de front les plus scrutées de la planète. Des images engagées destinées à convaincre les responsables politiques d’agir. Avec Peshmerga, en salle le 8 juin, le philosophe Bernard-Henri Lévy fait de la politique.

Il apparaît peu à l’écran, se consacre au commentaire, et ne cache rien de son parti pris et de son admiration pour les peshmergas, la force armée du gouvernement autonome du Kurdistan irakien dirigé par Massoud Barzani. « Ce film s’est fait sur un coup de tête, dit-il. A la demande d’un général peshmerga qui avait vu Bosna ! sur Internet. »

Alors, il a souhaité avoir accès « à tout », ce qui signifiait pour lui « tous les combats, toutes les positions, toutes les premières lignes », mais surtout « à des scènes, à des situations rarement montrées ». Notamment l’état-major kurde en action, le 11 novembre 2015, avant la bataille de Sinjar. Grâce à des drones, il rapporte également d’impressionnantes images de Mossoul, d’une banalité glaçante.

Flore Olive (Paris Match) : Durant ce périple de 1 000 kilomètres, qu’est-ce qui vous a le plus frappé ?

Bernard-Henri Lévy : Deux choses : l’extrême bravoure de ces hommes et de ces femmes, mais aussi leur respect absolu de la vie, la leur comme celle de l’adversaire, une attitude très éloignée de la furie de la guerre. Il y a, dans le film, cette scène à laquelle je tiens beaucoup : sur une petite butte de terre, les peshmergas préparent une offensive. On voit le soin avec lequel ils programment leur opération destinée à créer un effet de surprise pour avoir le maximum de chances de gagner avec le moins de pertes humaines possible.

La patience est une arme…

Que raconte George Orwell dans son livre sur la guerre d’Espagne ? L’attente. Seuls ceux qui n’y connaissent rien pensent que la guerre est un « boum-boum » permanent. Les peshmergas le savent. Ils n’aiment pas la guerre. Ils la font sans aucun romantisme, ni ferveur ni enthousiasme. Juste parce qu’ils y sont contraints, pour défendre leurs familles, leur terre, leurs valeurs. Nous le voyons à leur manière d’organiser les opérations, mais aussi à leur satisfaction après une bataille évitée, quand l’ennemi a déserté le terrain sans combattre, ce qui est souvent le cas. Je connais deux sortes d’armées. Les enragés du corps-à-corps – surpris, presque déçus, quand ils n’ont pas eu leur compte de boucherie. Et les armées de civilisés, soulagés lorsque ce corps-à- corps n’a pas lieu. Lorsqu’ils le peuvent, les peshmergas créent les conditions de la victoire en usant de leur intelligence stratégique plutôt que de la force. Voilà à quoi je pense lorsque je dis qu’ils « n’aiment pas la guerre ». La bataille de Sinjar, par exemple. Elle a, en grande partie, été gagnée en amont, grâce au travail des renseignements kurdes. Ils peuvent couper les services de communication, écouter, mener des opérations ciblées. Leur importance est fondamentale. Dans cette guerre contre Daech, le fils du président Barzani, Masrour Barzani, qui dirige les services de renseignement, est un personnage clé.

Ce que vous décrivez est très loin de l’imagerie populaire kurde qui exalte la figure d’un combattant plein de ferveur…

C’est vrai. Mais je filme ce que je vois. Et ce que je vois, c’est, encore une fois, une armée disciplinée, mesurée, qui économise ses forces et ses hommes. Il y a quelque chose de Tsahal, l’armée israélienne, dans la tenue de ces peshmergas, dans leur retenue.

Le plus frappant reste cet ennemi toujours présent mais invisible…

A Sarajevo non plus on ne voyait pas le visage de l’ennemi, puisque les Serbes tiraient depuis les montagnes. Peut-être est-ce là le summum de la terreur : être confronté à une menace permanente, omniprésente autant qu’insaisissable, et dont on ignore la forme qu’elle va prendre. Dans certaines zones en majorité sunnites, y compris tenues par les Kurdes, les informateurs de Daech sont partout.

Ce film est-il aussi une manière de vous inscrire dans cette guerre d’images livrée par Daech ?

Disons que c’est une manière de contrer cette guerre des images ou, plus exactement, de la retourner. Depuis les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, j’étais comme tant d’autres Français, je me demandais : « Qu’est-ce que je peux faire face à cette guerre (et j’assume ce mot de “guerre”…) qu’a déclarée Daech au monde ? » Eh bien, voilà ma réponse. Prendre la route. Aller au plus près de l’ennemi. Et en rapporter des images montrant qu’il y a là des femmes et des hommes de vaillance et de valeur qui nous protègent, qui défendent la démocratie, mais qui ne peuvent pas le faire seuls. Moins on aura de sentinelles là-bas, plus on aura de sang ici, voilà la leçon du film.

« Dans certaines zones en majorité sunnites, y compris tenues par les Kurdes, les informateurs de Daech sont partout »

Dans celui-ci, on ne quitte la ligne de front que pour aller explorer les liens des Kurdes avec les minorités yézidies, chrétiennes et juives. C’était important, pour vous ?

Oui. Mais ce que je trouve le plus beau, c’est qu’ils y tenaient peut-être encore plus que moi. Ainsi, à la fin du mois d’octobre 2015, quand les peshmergas nous conduisent à Lalesh, le premier lieu saint yézidi. Ou quand ils insistent pour nous montrer – et avec quelle fierté ! – un pont qui, à Akré, s’appelle le pont de la Synagogue. Je ne connais pas un autre pays dans la région où la part d’histoire chrétienne et juive soit assumée avec tant de panache et de gloire.

Certaines ONG ont accusé les peshmergas d’avoir abandonné la ville de Sinjar et, donc, les yézidis à leur sort. D’autres ont dénoncé des représailles contre les populations arabes.

Ce que j’ai filmé, moi, c’est l’inverse : la libération de la ville ou, plus exactement, ce qu’il en reste. Et, à divers moments de la narration, des familles de villageois arabes qu’on sauve des griffes de Daech ou qu’on ramène dans leurs maisons reprises au même Daech. Alors, après, qu’il y ait eu des bavures, des replis tactiques malvenus, des villages abandonnés, je n’en ai pas été témoin mais c’est possible. Même les grands peuples commettent des erreurs. Même les Alliés, pendant la Seconde Guerre mondiale, ont renoncé à bombarder les trains de déportés parce que ce n’était, stratégiquement parlant, pas le moment. C’est terrible, mais c’est comme ça. C’est atroce, mais c’est le lot de toute guerre.

Vous parlez de la nécessité d’aider les Kurdes d’Irak et de Syrie. Pensez-vous qu’il faille également appuyer les YPG, ce groupe de combattants liés au Parti des travailleurs du Kurdistan, toujours considéré par les États-Unis et l’UE comme une organisation terroriste, et qui combat Daech en Syrie, aux portes de Raqqa ?

J’ai, il y a deux ans, appelé à retirer le PKK de la liste des organisations terroristes, puisqu’il ne prône plus le terrorisme comme moyen de faire la guerre. Après, faut-il aider les YPG ? Et aurais-je pu, moi, réaliser un film sur eux ? Je pense que oui. D’ailleurs, si ce film fonctionne et qu’un film de même sorte consacré à la prise de Raqqa apparaît possible, je m’emploierai de toutes mes forces à le faire exister.

Américains et Français en font-ils assez pour aider les Kurdes ?

Les Américains n’en font pas assez. La France, en revanche, fait ce qu’elle peut et me semble au maximum de ses possibilités quand les Américains sont au minimum. Il y a quinze jours encore, l’escale à Paris des commandants peshmergas qui m’avaient, la veille, accompagné au Festival de Cannes où le film était sélectionné, a été fructueuse. Le président Hollande les a reçus. Il a promis une aide.

« Les Kurdes ne sont pas des nationalistes hystériques mais plutôt des patriotes »

Vous appelez à la constitution d’une armée internationale sunnite…

Je pense qu’il faudra cela, oui, pour libérer et occuper Mossoul et Raqqa, c’est-à-dire pour détruire définitivement Daech. Que les grands pays arabes modérés, ou qui aspirent à l’être, forment un ensemble militaire, une sorte d’Otan de cette région, voilà, pour moi, ce qui serait bien.

Faudrait-il soutenir le peuple kurde, disséminé entre la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran, dans son aspiration à l’indépendance ?

Vous parlez de quoi ? D’un Kurdistan aux frontières naturelles, quasi sacrées, et qui surgirait de je ne sais quel geste messianique, ici, tout de suite, maintenant ? Ce n’est pas ce que demandent les Kurdes. Ils ne sont pas dans ce fantasme de la nation kurde tout entière et tout de suite. Ce ne sont pas des nationalistes hystériques, si vous préférez, mais plutôt des patriotes. Et il me semble que les Kurdes irakiens, par exemple, se satisferaient d’un Etat indépendant, ou quasi indépendant, dans les frontières de l’actuel GRK. Même chose pour les Kurdes syriens. Et cet Etat indépendant, je pense qu’on le leur doit pour au moins deux raisons. Un, parce qu’il leur a été promis au moment du traité de Sèvres et que la promesse n’a pas été tenue. Et deux, parce qu’ils sont notre première ligne de défense contre les fous furieux de l’Etat islamique et qu’on devra bien, un jour ou l’autre, leur montrer notre gratitude. L’Irak est un Etat reconnu mais n’a aucun des attributs réels des Etats réels. Le Kurdistan, non reconnu, a tout, en revanche, d’un Etat. Quand cette guerre contre Daech sera gagnée, le droit international devra se conformer à cette réalité.

Certains ont parlé de propagande, vous parlez de film engagé… Qu’est-ce qui vous pousse à vous « coltiner les brûlures de l’Histoire », comme vous dites ?

La raison pour laquelle ce n’est pas un film de propagande, c’est que je laisse le spectateur en tirer lui-même les leçons. Cela dit, c’est vrai que je rends un hommage aux combattants kurdes. J’aime ces femmes et ces hommes prêts à prendre un risque raisonnable pour défendre quelque chose de plus grand qu’eux. Rendre hommage à cette sorte de gens me fera courir jusqu’à mon dernier souffle. Croire en la grandeur des hommes, c’est-à-dire en leur aptitude à se laisser habiter par quelque chose de plus grand qu’eux, voilà ma « religion ». Je pense qu’il y a en chacun une « passe » possible vers la grandeur. Je cherche cette passe. Et, quand je la trouve, je la raconte et je la filme.


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