La condamnation de Bernard-Henri Lévy à trente-trois ans de prison par contumace, prononcée par la justice tunisienne, cristallise la gravité de la crise institutionnelle et politique que traverse aujourd’hui la Tunisie. Cette décision s’inscrit dans une vague de poursuites qui a frappé quarante figures issues de l’opposition, du monde associatif, du barreau et du journalisme, certaines ayant écopé de peines allant jusqu’à soixante-six ans de prison. Les chefs d’accusation avancés à l’encontre de Lévy – sabotage économique, atteinte à la sûreté de l’État, collusion présumée avec des groupes extrémistes ou des puissances étrangères, et promotion de la normalisation avec Israël par des réseaux civils – relèvent d’une construction délirante. Aucun élément concret n’a été rendu public, et l’intéressé affirme n’avoir reçu aucune notification officielle, ni jamais avoir eu le moindre contact avec les autres personnes impliquées, ni même s’être rendu en Tunisie depuis des années.

Un procès-symbole de l’autoritarisme tunisien

Je m’étonne du silence qui entoure ce jugement abracadabrantesque.

Je suis sidéré par l’absurdité et l’invraisemblance de cette condamnation, qui témoigne d’une inquiétante dérive du pouvoir tunisien et je tiens à apporter tout mon soutien à Bernard-Henri Lévy visé par une procédure qui bafoue les principes élémentaires de justice et de liberté d’expression.

Car ce procès, marqué par l’absence de garanties procédurales élémentaires – absence de convocation, accusations invérifiables, détentions arbitraires, recours à la visioconférence pour les détenus, exclusion des observateurs indépendants – s’apparente à une instrumentalisation manifeste de la justice. Human Rights Watch, après avoir examiné les 140 pages de l’ordonnance de clôture, souligne que « ces graves accusations sont vraisemblablement infondées et ne reposent sur aucune preuve crédible ». Ce n’est pas seulement la figure de Bernard-Henri Lévy qui est visée, mais, à travers lui, toute velléité de contestation ou de remise en cause du pouvoir en place.

Crise politique, sociale et espoirs de renouveau

Depuis juillet 2021, la Tunisie a connu une transformation profonde de ses institutions : dissolution du Parlement, modification unilatérale de la Constitution, concentration des pouvoirs entre les mains du président Kaïs Saïed. Le climat politique s’est durci, les libertés publiques se sont réduites, et la société civile, naguère dynamique, se trouve aujourd’hui sous pression. Les lois adoptées récemment, telles que le décret-loi 54, ont restreint la liberté d’expression et facilité la répression des voix critiques. Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Volker Türk, appelle les autorités tunisiennes à cesser toute forme de persécution des opposants politiques et à respecter le droit à la liberté d’opinion et d’expression (ONU, 18 février 2025).

À ces dérives politiques s’ajoute une crise sociale et économique d’une ampleur inédite. Le taux de chômage en Tunisie a atteint 16% au deuxième trimestre 2024, avec un taux alarmant de 41% chez les jeunes âgés de 15 à 24 ans et de 21,3% chez les femmes. L’inflation, qui était de 7% en 2024, devrait rester élevée à 6,1% en 2025 selon le FMI, tandis que la croissance du PIB est prévue à seulement 1,4% pour la même année. La pauvreté touche 1,7 million de Tunisiens selon le seuil national, soit plus de 15% de la population, et près de 300 000 personnes vivent dans l’extrême pauvreté. Ces chiffres traduisent une précarisation croissante et une défiance envers les institutions.

Pourtant, la Tunisie n’est pas dépourvue de ressources. Son histoire récente, marquée par l’élan démocratique de 2011, témoigne d’une capacité de mobilisation et d’innovation politique. La société civile, bien que fragilisée, conserve une énergie et une inventivité remarquables. C’est dans ce vivier que réside l’espoir d’un redressement. La restauration d’une justice indépendante, la relance d’un dialogue national ouvert à toutes les composantes du pays, la garantie de droits égaux pour tous – femmes, minorités, jeunes – et la protection de la liberté d’expression constituent des étapes incontournables pour sortir de l’impasse.

L’avenir de la Tunisie dépendra de sa faculté à renouer avec ses idéaux fondateurs : liberté, égalité, dignité. Les défis à relever sont immenses, mais le pays dispose des ressources humaines, culturelles et morales nécessaires pour retrouver sa place de modèle dans la région. Il appartient aux Tunisiens, et à eux seuls, de décider de leur destin. Mais il est permis d’espérer que la Tunisie saura, une fois encore, puiser dans son histoire et dans le courage de sa jeunesse pour reconstruire une société juste, inclusive et apaisée.

Pour ma part, animé par un attachement profond à ce pays, le pays de ma mère, je forme le vœu que la Tunisie retrouve la voie de la liberté et de la dignité, fidèle à l’esprit qui a animé ses plus belles heures.


Marc Knobel est historien, chercheur associé à l’Institut Jonathas de Bruxelles.


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