La première fois que j’ai entendu prononcer le nom de ­Bernard-Henri Lévy en Libye, c’était sous une grande tente dressée dans les jardins de Bab Al-Azizia, le bunker du ­dictateur, au centre de Tripoli. Le fils de Kadhafi Saïf Al-Islam haranguait une assemblée de loyalistes et de chefs de tribu. Le discours fleuve, imité du style paternel, prit soudain une tournure violemment antisémite, jouant sur la paranoïa contre Israël. Une moquerie revenait sans cesse à la bouche de Saïf : « Lévy d’Arabie, Lévy d’Arabie. » La foule, où certains étaient encore vêtus du même costume traditionnel bédouin que le vrai Lawrence d’Arabie, huait copieusement.

Les nouvelles circulaient mal dans l’hôtel où les journalistes, « invités » par le régime, vivaient sous étroite surveillance policière. Les suspicions contre un philosophe parisien pouvaient nous paraître un peu ridicules, vues de la capitale libyenne où les forces de la dictature semblaient en passe d’écraser l’insurrection. C’était début mars, époque – qui semble maintenant si lointaine – où Alain Juppé, fraîchement nommé ministre des Affaires étrangères, déclarait en conférence de presse que Paris et ses alliés n’étaient « pas favorables à une intervention militaire occidentale en Libye, qui pourrait avoir des effets tout à fait négatifs ». Il semblait que jamais la France ne s’engagerait à la légère dans une galère libyenne, que jamais la Grande-Bretagne, tatillonne, ou l’Amérique, épuisée par ses guerres d’Irak et d’Afghanistan, ne la suivraient. Et pourtant…

C’est sous les ors et les tentures moirées de l’hôtel Bristol, palace discret à l’ombre de l’Elysée et antre de cette diplomatie parallèle qu’il semble tant aimer, que BHL reçoit pour parler de sa guerre, celle qu’il a en grande partie suggérée à Nicolas Sarkozy. Une « guerre juste », dit-il, menée au nom des principes universels d’humanisme et de justice. C’est la première application réelle du « droit d’ingérence » que les humanitaires théorisent depuis trente ans. C’est surtout une victoire éclatante après deux cents jours d’anxiété : la France est parvenue à mobiliser ses alliés, et Kadhafi est aujourd’hui balayé. « Les faits sont là : cette guerre, il fallait moralement l’engager, et nous l’avons gagnée. » Qu’importent les lazzis de tous ceux qu’exaspère l’omniprésence médiatique du philosophe et les questions sur ses motifs : au service d’une cause ou de sa propre gloire ? « Les critiques, je les subis depuis plus de trente ans, je m’en fous, affirme BHL. Je me fais massacrer depuis mon premier livre, donc si ça devait m’affecter, voilà longtemps que j’aurais changé de métier. »

L’engagement du philosophe en Libye commence de façon presque loufoque. Un matin, il se lève en ayant rêvé que Kadhafi s’est moqué de lui. Ce rêve, tiré d’un vieux souvenir, le pousse à partir voir les premiers insurgés de l’Est libyen. Il y va en curieux, mi-journaliste mi-homme de lettres venu humer une cause… S’ensuivent des épisodes ahurissants. Comme il l’explique dans sa préface, BHL n’a pas voulu récrire l’histoire ou changer ses impressions du moment. Une « archéologie pour demain », écrit-il. C’est presque avec candeur qu’il livre sa péripétie du fil des jours, entrelacée de références littéraires. A la morale de Kant succèdent les tactiques de Clausewitz et les calculs de Machiavel. Acquis à une cause, happé par ce qu’il décrit comme « le démon de faire », BHL sort sans vergogne de son rôle d’écrivain. Il transmet des coordonnées de bombardements aux forces de l’Otan, amène des rebelles dans son jet privé pour des entretiens secrets avec Sarkozy, contribue à des plans de bataille, recommande des nominations, transporte des armes en contrebande…

En 630 pages foisonnantes, les passionnés d’histoire libyenne peuvent découvrir le dessous des cartes de l’insurrection et le rôle étonnant du Qatar. Quelques gestes remplissent BHL de fierté : d’avoir su détecter les chefs de la rébellion et les avoir menés, si vite, à la rencontre de Sarkozy pour gagner son soutien. De pousser ensuite à ce qu’on livre des armes aux guerriers berbères du djebel Nefoussa, ces mêmes hommes, alors aux abois, qui finirent par conquérir la capitale libyenne. Et, enfin, d’obtenir qu’on fournisse de l’armement offensif à Misrata. Les rebelles s’en servirent pour briser le siège de la ville martyre, au prix de centaines de morts. J’ai moi-même pu les voir, avec ces armes, faire ensuite basculer le cours indécis de la bataille de Tripoli en août dernier.

Sarkozy s’est livré sans détours à BHL qui note tout

Les adeptes du jeu politique pourront surtout, fait très rare, ausculter en direct le cheminement d’un président de la République qui décide d’engager la guerre. Sarkozy se livre sans détours à BHL – qui note tout. Il dévoile le verbatim étonnant d’un président qui accepte, sur un simple appel, de recevoir l’embryon de commandement rebelle. Qui leur révèle plus tard qu’il « a fallu prendre des libertés – que cela reste entre nous – avec la loi internationale » pour préparer l’offensive libyenne, avant même son acceptation par l’ONU. BHL ne juge pas, assure n’avoir pas changé un mot de leurs dialogues. S’il n’adhère pas aux idées de Sarkozy, il pense avoir partagé avec lui un idéal plutôt noble. « Il a reçu le premier exemplaire de mon livre et a semblé content, raconte le philosophe. Mais notre alliance s’arrête là. Je n’appartiens pas à sa famille politique et je ne voterai pas pour lui à la prochaine élection. »

De ce tandem improbable découle un périple fiévreux que BHL décrit comme « le rendez-vous majeur de [sa] vie intellectuelle et politique ». Bernard-Henri Lévy paraît avoir enfin rattrapé le « démon de l’événement » qui l’a toujours fait courir « comme après un Graal laïque ». Afghanistan, Angola, Burundi, Colombie, Darfour, Erythrée, Pologne : l’abécédaire des causes qu’a soutenues l’intellectuel semble illustrer le zapping de notre époque. Certaines ont débouché sur des révolutions glorieuses, d’autres sur des échecs ou de piteux compromis dont plus personne n’a cure. « De toute façon, comme disait Péguy, la mystique finit toujours par dégénérer en politique. » Pourtant, si BHL prône le droit d’ingérence, il croit aussi au « devoir de suivi », qu’il pratique avec son important héritage. Ainsi la Fondation André-Lévy, qu’il a créée en mémoire de son père, aide les populations de différents pays où il s’est engagé. « C’est mon patrimoine familial qui finance, presque seul, toutes ces actions. »

« L’appel de Malraux en faveur des Bangladeshis fut le déclencheur »

De ses quarante ans d’activisme, BHL ne retient qu’une poignée d’événements dont il se dit réellement fier. La Libye, bien sûr. Mais, avant, la Bosnie. Et, encore avant ça, le Bangladesh où il travailla quelques mois comme administrateur, obtenant notamment un statut protégé pour les femmes victimes de viols de guerre. Celui qui se décrit comme « l’attardé du progressisme, le mal guéri des illusions gauchistes, l’incurable de l’espoir », assume pleinement son rôle d’écrivain engagé. Il se souvient sans fausse pudeur du jeune intello maoïste en mal d’action qui rêvait de dépasser le cadre de son agrégation de philosophie. Ce jeune homme qui tenta de s’engager comme soldat pour Israël pendant la guerre des Six-Jours mais arriva trop tard. En 1971, BHL entendit enfin l’appel d’André Malraux en faveur des Bangladeshis. « Ça a été le déclencheur. Si je ne l’avais pas entendu, il y aurait peut-être eu une autre cause. Mais c’est vrai, oui, cet appel a changé ma vie. »

Le très vieil écrivain et le jeune philosophe partirent ensemble au Bangladesh. Et, depuis, l’ombre tutélaire de Malraux n’a cessé de planer sur l’engagement de BHL. Jusque dans le titre de son dernier livre, pris d’une de ses très belles phrases : « Ah ! Que la victoire demeure à ceux qui auront fait la guerre sans l’aimer. » Malraux, le modèle : le panache de l’aventurier de la guerre d’Espagne, le verbe de l’écrivain tressant les fils de l’Histoire avec ceux de sa propre légende, le courage de l’homme de la Résistance qui croit encore à la force des idéaux. « Les idées ne sont pas faites pour être pensées, mais pour être vécues. » BHL a, d’une certaine façon, passé sa vie à tenter de remplir la prophétie malrucienne. « Je ne peux pas m’empêcher d’être romantique », concède-t-il en soupirant.

Car BHL se dévoile. Son journal de guerre est aussi un journal intime. « Quand on est complètement pris dans l’action, voire le danger, il y a des choses qui resurgissent. J’ai choisi de ne pas les cacher. » Comme, au fil des pages, ce grand-père qu’il n’a pas connu, berger d’Algérie qui mourut quelque part dans le Sahara. Ou cette sœur, convertie au catholicisme, qui pense à devenir moniale. Et surtout ce père, André Lévy, engagé dans les Brigades internationales de la guerre d’Espagne à 18 ans, puis volontaire des Forces françaises libres avant de faire fortune pendant les Trente Glorieuses. Un père qui parlait peu, « un bloc de secret… comme tous les héros, modeste et discret ». Dans la 1ère division française, André Lévy s’est battu en Libye, justement. Le philosophe suit ses traces et cherche sans doute à l’égaler. Plutôt à l’honorer, en réalisant « des choses qu’il aurait aimé que je fasse », dit-il. « Les héritages financiers, cela facilite la vie, bien sûr. Mais bien plus importants, décisifs, sont les héritages spirituels. »

C’est bien le « rendez-vous d’une vie » que Bernard-Henri Lévy retrace dans son épopée libyenne. Transformer la vie en destin… Il honore la mémoire de son père et, à défaut d’être comme lui, en première ligne, les armes à la main, remplit ses ambitions. Il espère aussi beaucoup avoir démontré par les actes que la thèse si répandue du « choc des civilisations » n’est pas inéluctable. L’Occident a montré qu’il pouvait s’engager pour une cause arabe, au nom de l’humanisme. « Je pense que cette guerre sera un tournant », déclare BHL. Pour sa part personnelle dans l’aventure, il croit en la valeur des symboles. « Si les petits Libyens des décennies futures apprennent qu’un écrivain français, dont ils n’ont jamais entendu parler et juif de surcroît, a joué un rôle dans leur liberté, ce sera bien. Je serais content, oui. »


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