Le Covid-19 a-t-il contaminé les esprits plus que les corps ? C’est le point de vue de Bernard-Henri Lévy développé dans Ce virus qui rend fou (Grasset). Le pamphlet dénonce les réactions de nos sociétés face à un coronavirus qui, selon le philosophe, nous a fait perdre la raison, entre menace de dictature hygiéniste et discours déclinistes à gauche comme à droite. Hulot, Onfray, Raoult, Villiers, antiracisme… Pour L’Express, BHL se lâche.

THOMAS MAHLER : La pandémie ne cesse aujourd’hui de s’accélérer dans le monde. N’avez-vous pas sous-estimé ce virus qui rend selon vous fou ?

BERNARD-HENRI LÉVY : En aucun cas. J’explique juste qu’il n’est pas sans précédent dans l’histoire. Et que ce confinement, probablement inévitable, a été mené et vécu de manière grotesque. J’ai publié ce livre parce qu’il est temps que les gens reprennent leurs esprits.

Le coronavirus a pris des airs de « divine surprise » pour différents idéologues.

La récupération d’une tragédie est toujours abjecte. Et la « divine surprise » a une histoire précise, qui ne sent pas bon : c’est, comme vous savez, le mot de Maurras en 1940…

Les souverainistes y ont vu la preuve qu’il fallait refermer les frontières, les collapsologues le signe de la catastrophe à venir, et les anticapitalistes ont accusé le libéralisme…

Exact. Et je vous le répète : cette façon, qu’on soit de gauche comme de droite, de se jucher sur les épaules des morts pour dire “on avait raison” ou « jvousl’avaisbiendit », ou, comme en 40 en effet, « assez joui, il faut payer », est, pour moi, une abjection politique. On ne terrorise pas les gens. On ne les infantilise pas. Et on ne profite pas d’une sidération collective pour faire passer, sans débat, ses petites obsessions idéologiques… L’obligation de débat démocratique s’imposait au gouvernement. Mais elle s’imposait aussi aux responsables de l’opposition qui se sont, eux aussi, gentiment mis en apnée…

Nicolas Hulot a le premier parlé d’un « ultimatum de la nature »…

Que voulez-vous que je vous dise ? C’était idiot. Le premier épistémologue venu sait qu’un virus, ça ne parle pas, ça n’envoie ni message ni ultimatum, il n’est même pas sûr que ce soit du vivant…

C’est quoi, alors ?

L’étymologie le dit. Microbe veut dire « petite vie ». Et virus veut dire « poison ». Donc un virus, c’est de la pure mort qui se greffe sur du vivant et le phagocyte. Position de principe, à partir de là, pour n’importe quel humaniste digne de ce nom : on ne fait pas parler le virus ; et cette idée d’une « revanche de la nature » est à la fois épistémologiquement idiote et moralement scandaleuse.

Donc pas de rapport, selon vous, entre la mondialisation et la pandémie ?

Écoutez. Des virus et des bactéries, il y en a depuis la nuit des temps. Est-ce qu’il y avait la mondialisation au moment de la peste d’Athènes rapportée par Thucydide ? Et au moment de la peste noire du XIVe siècle qui extermine un tiers des Européens ? Et est-ce qu’au moment de la grippe espagnole, on parlait de réchauffement climatique et d’attaques à la biodiversité ? C’est absurde. Mais, encore une fois, c’est une absurdité intéressée qui débouche sur une escroquerie et permet à certains de nous fourguer leurs camelote politique.

Vous épinglez aussi le philosophe Bruno Latour, souvent présenté comme le penseur français le plus influent à l’étranger. Pourquoi ?

Parce qu’écrire, comme il l’a fait en mars, qu’il faut collaborer avec l’événement-corona pour devenir, nous aussi, des « interrupteurs de globalisation », c’était tout simplement dégueulasse. Parce qu’affirmer qu’une pandémie qui fait 30 000 morts en France, et bien davantage dans le monde, est une « occasion formidable », était cruel. C’est vrai que c’est un vieux truc. C’est l’éternelle politique du pire de l’éternelle extrême gauche. Mais qu’elle soit relookée « effondrisme » ne la rend pas plus aimable…

Bruno Latour n’est pas le seul.

Non. Vous avez eu toute une galaxie, plus ou moins liée à l’ultra gauche, dans des sites comme « Le vent se lève » ou « Lundi Matin » où vous aviez des textes de ce genre et où on nous disait que le coronavirus peut être un « allié » et où on nous traitait, au fond, comme des rats de laboratoire plongés dans un milieu propice à une expérience politique radicale.

D’ailleurs, il y a là une énigme. Que les gouvernements décrètent l’état d’urgence, l’état d’exception, etc, était une chose. Mais c’est bien la première fois que je vois l’extrême gauche, ou ce qui reste de la galaxie radicale, suivre le mouvement et se rallier comme un seul homme à un « état d’exception ». Un seul, dans cette famille politique, s’est bien tenu : en Italie, Giorgio Agamben.

A droite, des figures comme Philippe de Villiers ont comparé la pandémie à l’incendie de Notre-Dame…

C’est la même chose. Ou, en tout cas, le symétrique du discours de Latour, Citton et les autres. Pour l’extrême-droite, on était punis parce qu’on avait trop oublié « l’âme de la France », trop laissé les migrants nous « coloniser », trop « ouvert nos frontières ». Même topo. Et, pour nous, citoyens libres, même réaction requise : on ne cède pas au chantage de ces profiteurs de virus, de ces rentiers de la mort ; et, si la pandémie revient, ou une autre, j’espère de toute mon âme qu’on ne cèdera pas, une nouvelle fois, à ces marchands de mensonges

Le libéral Gaspard Koenig a évoqué une « épidémie de pétainisme » en déplorant la fermeture des frontières, le repli sur soi, la promotion du « produire local »… Cela a dû réjouir l’auteur de L’idéologie française, non ?

J’ai lu cela. Et il avait parfaitement raison. On a vécu, dans sa version droite et gauche, une vraie séquence de « pétainisme transcendantal ». Celui dont je parlais, en effet, dans L’Idéologie française et qui a le redoutable pouvoir de traverser, et les familles politiques, et les époques. Jadis, il y a aussi eu un livre de Gérard Miller qui s’intitulait Les pousse-au-jouir du Maréchal Pétain. C’était sa thèse. L’ADN du pétainisme c’est : « vous avez trop joui, vous avez été punis, vous devez maintenant faire pénitence ».

Vous critiquez aussi les « ravis de la crèche confinée »…

Oui. J’ai détesté ce côté repli sur soi, concentration sur les vraies valeurs – la ville est tellement belle quand on n’y voit plus d’humains, etc… Le confinement était sanitairement indispensable. Mais je n’ai pas aimé que certains y ajoutent : « c’était formidable ; on a pu renouer avec la vraie relation humaine fondamentale qui est la relation de soi avec soi, etc ». Cette prétendue sagesse retrouvée, cette fermeture à autrui et, un jour ce qu’à Dieu ne plaise, cet adieu au monde, c’est l’exact contraire ce que le métier d’homme à d’honorable.

Jamais dans l’histoire on n’aura autant privilégié les vies humaines. N’est-ce pas une bonne chose ?

Si, bien sûr. Mais la mauvaise nouvelle, c’est la façon dont on l’a dit. Opposer « la vie » à « l’économie » c’était comme si l’économie était du côté de la mort. Or c’est le contraire. Si vous dépassiez l’horizon du 6e arrondissement parisien et regardiez ce qui se passait dans ces parties du monde déshéritées que je connais aussi un peu, mettre l’économie en sommeil, en apnée, en coma, c’est ça aussi qui crée de la mort. Émeutes de la faim… Travailleurs précaires privés de tout subsistance… Désespérés qui, dans des villages du Nigéria que je connais, finissent pas sortir de chez eux et meurent, non du Covid, mais parce qu’ils sont shootés par la police…

En bon foucaldien, vous évoquez la « montée du pouvoir médical ». N’est-ce pas jouer à se faire peur, alors qu’il y avait simplement un Conseil scientifique épaulant le gouvernement et des médecins sur les plateaux de télévision ?

C’est au contraire ces médecins qui ont fait peur ! Répéter, durant des semaines et des semaines, que les enfants étaient les vecteurs privilégiés de la maladie, c’était irresponsable. C’était faire des dégâts terribles dans la tête des mômes qui est, ça ne vous a pas échappé, un peu structurée au complexe d’Œdipe. C’était les culpabiliser en leur disant que, quand ils embrassaient leur maman ou leur papa, ils risquaient de les infecter et, peut-être, de les tuer. Or le pire c’est que les mêmes médecins ont avoué, quelques semaines plus tard, que c’était faux !

Mais la science et la rationalité ont pour une fois été sur le devant de la scène. Sur les plateaux de télévision, des infectiologues ou épidémiologistes ont un temps remplacé le café du commerce…

Ils ne l’ont pas remplacé, ils l’ont occupé ! C’était eux, les médecins, le café du commerce ! Il suffisait de regarder les chaînes d’information. Honnêtement, on n’était pas à l’Académie des sciences tous les soirs… Les meilleurs d’entre eux, les plus probes, en étaient d’ailleurs conscients. Mais les autres ? Ceux qui découvraient leur quart d’heure warholien ? Ceux qui n’en revenaient pas de voir la France entière suspendue à leurs lèvres de Pythies tristes ? Pardon : mais ça s’appelle un abus d’autorité.

Alors que fallait-il faire ?

Na pas faire appel qu’à des médecins. Les gens sérieux savent, comme le disait Rudolf Virchow, le père de l’anatomie pathologique moderne, qu’une épidémie est aussi, voire d’abord, « un phénomène social ». Alors, pour gérer cette crise sanitaire, il fallait aussi des experts en phénomène social. Il fallait aussi des psychologues, des sociologues, des économistes, des syndicalistes, des patrons, des représentants des chômeurs… Quitte à constituer un « conseil de sachants », il fallait premièrement dire qu’il n’y a pas de sachant définitif, et deuxièmement, multiplier les points de vue. Pas cette idolâtrie de la parole médicale.

L’hydroxychloroquine promue par Didier Raoult a donné lieu à un psychodrame français qui a divisé les intellectuels. Ses défenseurs sont surreprésentés chez les populistes, les anti-élites et aux extrêmes. Or, vous qui êtes l’incarnation de l’élite, vous l’avez aussi défendu. Comment expliquer ce mystère ?

Bien sûr, vous avez raison : ce discours anti-élites est un poison qui percole dans les marmites du pire. Mais là, c’était autre chose. C’était l’exemple de ces querelles intra-élites, dont les mandarins sont coutumiers, dont l’histoire des sciences est bourrée et qui ne font avancer ni la vérité ni la santé. Pour le dire d’un mot, ce règlement de comptes des mandarins contre l’un des leurs, Raoult, m’a semblé très étrange.

En dépit du fiasco de l’étude de The Lancet, plusieurs études successives n’ont montré aucun effet bénéfique de l’hydroxychloroquine contre le Covid-19. Cela ne vous fait-il pas changer d’avis ?

Quel avis ? Je n’ai pas d’avis sur l’hydroxychloroquine ! Je sais juste que c’est un vieux médicament, aux effets secondaires parfaitement contrôlés par les médecins scrupuleux et qui m’a, moi, à quelques moments de ma vie, rendu de vrais services. Par ailleurs, je ne connais pas Raoult. Mais je le trouve sympathique. Ce qu’il dit sur l’immigration, sur le fait que la recherche française serait nulle sans l’apport de Français d’origine étrangère, c’est l’exact contraire de ce populisme dont vous parlez.

Le fait qu’il participe à la revue de Michel Onfray, Front Populaire, ne vous gêne pas ?

Vous savez (rires) Onfray, qui est un peu girouette, a bien participé à ma revue, La Règle du jeu, avant de faire cette fixation obsessionnelle sur moi. Alors… Non, sérieusement, Cette polémique autour de Raoult était folle. Elle fut l’un des symptômes de cette folie où nous a fait tomber le virus. Et tout mon effort, avec ce livre, a été de faire un pas de côté, ou un bond, hors du rang de ces bataillons de fous.

N’est-ce pas une forme de dandysme d’alerter sur la perte des libertés, alors que les peuples réclament aujourd’hui avant tout de la sécurité, comme l’a déjà illustré la montée des populismes ?

Votre question est incroyable ! Si alerter sur la perte des libertés est du dandysme, alors la situation est encore pire que ce que je pensais ! Les peuples, comme vous dîtes, peuvent réclamer ce qu’ils veulent. Et peut-être appellent-ils de leurs vœux un totalitarisme sécuritaire et sanitaire. Eh bien ce n’est pas mon point de vue. Et ça ne m’empêchera pas de dire, comme François Sureau, comme Mathieu Laine, comme beaucoup d’autres, que la liberté est aussi indispensable que la santé, la sécurité et le pain. Je regarde le chemin parcouru depuis six mois sur la question de surveillance numérique. Avant le Covid, le modèle chinois nous paraissait tous monstrueux. Six mois plus tard, nous y sommes presque…

Si l’application gouvernementale StopCovid, c’est Big Brother, la liberté a encore de beaux jours devant elle…

Le fait même qu’on y ait songé, le fait même qu’un million de Français acceptent l’idée de donner à des « anges gardiens » l’accès à leurs « petits tas de secrets » est terrible.

Vous n’avez donc pas téléchargé cette application ?

Bien sûr que non. Et je ne la téléchargeai pas. Il y a des choses, bien sûr, auxquelles je suis obligé de me plier. L’autre jour, aux aéroports d’Athènes et de Rome, des caméras ont pris ma température à distance. Demain, elles seront capables de détecter avant moi un mal dont je ne serai pas informé ou dont je ne voudrai pas que soient informés ceux qui voyagent avec moi. Hélas, je n’avais pas le choix. C’est la loi. Mais le fait est là : nous entrons à une vitesse folle dans ce monde où, sous prétexte de santé, nous acceptons une intrusion inédite dans nos corps et nos vies privées. Il y a deux ans, dans un truc en Sicile qui s’appelle le Google Camp, j’expliquais à Sundar Pichai et à l’état-major de Google, que la liberté d’un homme et sa capacité de penser se mesurent à la part de secrets qu’il parvient à préserver. A l’époque, tout ce joli monde avait l’air d’opiner. Mais aujourd’hui ?

L’antiracisme est-il lui aussi en train de nous rendre fou ? Aux États-Unis, des militants en sont à abattre des statues d’Ulysses Grant ou George Washington. En France, c’est notamment Jules Ferry, à qui notre République doit tant, qui est dans le collimateur…

Ce qui m’horrifie le plus, c’est la bêtise et l’analphabétisme de ce nouvel antiracisme. Qu’aux hommes infâmes la patrie cesse d’être reconnaissante, je le comprends. Et je n’aimerais pas qu’il y ait, en France, une statue de Pétain. Mais qu’on mette dans le même sac Churchill, qu’il faille protéger contre les vandales l’effigie de celui qui a vaincu le nazisme et, donc, le pire des racismes de l’histoire de l’humanité, c’est quand même insensé. Pour raisonner de cette manière, il faut, oui, beaucoup de bêtise. Mais aussi, je le crains, une bonne dose de perversité.

Vous avez été le parrain SOS Racisme. Cet antiracisme consensuel des années 1980, illustré par le slogan paternaliste du « touche pas à mon pote » n’a-t-il pas été totalement ringardisé par des groupes de la gauche radicale et intersectionnelle, à l’image du Comité Adama ?

Pourquoi « paternaliste » ? C’était un beau slogan, au contraire. Fraternel. Et, surtout, ça veut dire quoi « ringardisé » ? Dans ce champ de bataille que sont les idées, il faut juste que l’antiracisme universaliste et républicain repasse à l’offensive et regagne le terrain perdu. Il y a des salopards qui instrumentalisent l’antiracisme. Il y a des racistes qui, au nom de de l’antiracisme, réduisent un membre d’une compagnie républicaine de sécurité à sa couleur de peau en le traitant de « bounty ». Il y a une écrivaine, Virginie Despentes, qui, après nous avoir infligé, en 2015, un éloge des assassins de Charlie Hebdo, nous dit qu’elle n’a jamais vu de ministres Blacks au pays de Rama Yade, Christiane Taubira et tant d’autres.

Eh bien, à tous ceux-là, il faut rappeler le geste qui fut en effet, celui de Coluche, de Simone Signoret et de votre serviteur à l’époque où nous parrainions SOS Racisme : nous sommes tous frères en humanité, tous frères en République – et la couleur de notre peau, notre foi, notre origine, ne doivent jamais être des prisons.

Beaucoup reprochaient à Emmanuel Macron son « en même temps » sur les questions de communautarisme, de laïcité et d’universalisme. Mais son allocution du 14 juin a été très ferme sur le sujet…

J’ai sans doute raté un truc. Mais je n’ai jamais bien compris pourquoi on lui faisait ce reproche. En tout cas, c’est dans les crises que se mesurent les caractères et que s’énoncent le mieux les convictions. Là, sa conviction était ferme. Il a dit non, sans le moindre doute, au séparatisme, aux indigénistes de la République, au différentialisme. Il fallait le faire.


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