L’occasion était trop tentante : Bernard-Henri Lévy pris en flagrant délit de « botulisme » ! Le penseur officiel de Saint-Germain-des-Prés, ce monstre sacré adulé par les grands médias s’est laissé abuser par un pastiche. Si cette nouvelle a fait tant de bruit, c’est sans doute parce que beaucoup y ont vu la confirmation d’une certitude, avec la satisfaction de voir leur point de vue validé par les faits : l’escroquerie enfin révélée au grand jour ! Le « bluff », la « camelote », « l’imposture publicitaire », « l’industrie du vide » enfin démasqués !

Depuis trente ans, le procès reste instruit dans les mêmes termes, ceux qu’employait déjà Cornelius Castoriadis, emboîtant le pas à Pierre Vidal-Naquet, à propos du Testament de Dieu (1979). Pour beaucoup, renforcés dans leur conviction par la violence du propos de ces figures prestigieuses, BHL est en effet devenu un symbole : celui du conformisme intellectuel, de la vacuité des références de nos élites, gorgées de bons sentiments, délaissant la réflexion pour s’abreuver à une « pop-philosophie » prête à consommer écrite par des people, confirmant ainsi leur incapacité foncière à se confronter aux réalités du monde contemporain.

Ce concert de railleries et la littérature « démystificatrice » qui prolifère à son sujet incitent pourtant à y regarder à deux fois. Les intellectuels, et en particulier les universitaires, trouvent-ils que l’on parle trop de BHL et pas assez d’eux ? Ils ont bien raison : l’indifférence au mouvement des idées est devenue la norme dans nombre de grands médias, et par ricochet, dans le débat public. La notoriété de ce dandy de la pensée, vu plus souvent, c’est vrai, dans Paris Match qu’au Collège de France, et qui n’hésite pas à s’affranchir des règles académiques et en particulier de celles de la citation (l’affaire Botul en est un exemple), énerve.

Mais c’est peut-être en partie et surtout parce que cette exposition extrême est le pendant de l’invisibilité de tous les autres. Quant à la sphère médiatique, où les anticonformistes autoproclamés ne manquent pas, elle trouve toujours des volontaires pour dénoncer la « bien-pensance », dont on ne sait pas toujours en quoi elle consiste puisqu’elle est en général constatée dès lors qu’une idée fait l’objet d’une large diffusion, sans autre forme de procès.

BHL ou la philosophie comme engagement

Laissons donc Jean-Baptiste Botul à ses séminaires devant les néo-Kantiens du Paraguay, et regardons d’un peu plus près ce que Bernard-Henri Lévy a à nous dire. L’opuscule qu’il publie ces jours-ci, De la guerre en philosophie (Grasset), est la retranscription d’une conférence prononcée à l’École Normale Supérieure il y a quelques mois. Le propos de l’auteur est justement d’expliquer le sens de sa démarche en répondant aux nombreuses critiques que son travail suscite. En résumé, il s’agit d’un plaidoyer pro domo en faveur de la figure de « l’intellectuel engagé ». Mais aussi d’une réponse au reproche implicite, souvent fait à l’ex-jeune et brillant normalien, d’avoir été bien peu fidèle à ses maîtres, d’avoir délaissé la « vraie » philosophie pour un mélange de journalisme narcissique « sur le terrain » et de paillettes (que résumerait bien la boutade « un tiers mondiste deux tiers mondain », souvent employée à propos de Bernard Kouchner).

Et pourtant, nous dit BHL, on peut aussi faire de la philosophie ailleurs qu’à la Sorbonne, sur un tonneau à Billancourt, tel Sartre, ou dans les prisons et les asiles, tel Foucault. Plus précisément, pour ce qui le concerne, « c’est dans la désolation des champs de bataille et des hécatombes que la philosophie peut, comme c’est sa tâche propre, disputer le terrain à l’Opinion ».

Ce philosophe qui parcourt le monde pour mieux avertir ses contemporains, leur dire par exemple toute la frayeur que lui inspire, au Rwanda ou au Darfour, la disparition des « visages », au sens levinassien du terme, est nécessairement, selon BHL, un « philosophe-voyou ». Il pratique, par exemple, la « lecture corsaire », qui « se préoccupe moins d’écouter que de faire, de respecter que d’utiliser » et au lieu d’examiner un texte avec toute la rigueur scientifique et les vérifications requises, utilise « en contrebande » les auteurs du passé et du présent, mobilise leurs textes au service de la compréhension du monde et de l’action.

Cette « flibuste » textuelle que revendique BHL risque toujours, il le reconnaît, de basculer dans l’excès d’interprétation, voire la légèreté (voilà qui éclaire peut-être l’affaire Botul !). Mais plus profondément, cette pratique d’une « philosophie engagée » se veut à égale distance des excès révolutionnaires et de la résignation au nom du vieux précepte hégélien (« la chouette de Minerve prend son envol au crépuscule »). Elle implique, semble aussi sous-entendre BHL, de prendre le risque de l’engagement dans le temps présent, donc celui de se tromper. Elle assume pleinement le « je » de son auteur, au risque là encore, de la subjectivité et de l’imprécision – celle que l’on tant reproché à BHL à propos de son « romanquête » sur Daniel Pearl.

Réparer le monde

A le lire, on comprend mieux pourquoi Bernard-Henri Lévy a fini par faire du journalisme, certes à coloration philosophique, l’une de ses activités privilégiées. On comprend aussi pourquoi, dans les conditions actuelles, les médias, et même la surexposition, constituent bien, autant que les livres, l’arme principale du projet de BHL. En effet, cette pensée ancrée dans le réel, qui s’installe littéralement sur le champ de bataille doit aussi être vue comme une « guerre » philosophique menée contre ses adversaires. Le « philosophe guérillero » doit manier une bonne dose de sophistique : « séduction, conviction, sens du rapport de forces, stratégie, tactique ».

Ces artifices sont nécessaires car, si BHL ne veut certes pas « refaire le monde », il veut tout de même le « réparer », donc agir. Autrement dit : faire prévaloir ses idées contre la passivité ambiante d’une part, et d’autre part, contre les mirages du progressisme révolutionnaire, ceux-là mêmes qu’il pourfendait dans La Barbarie à visage humain (1977), et dont les avatars actuels se nomment Slavoj Zizek ou Alain Badiou.

Si BHL a besoin de cette joute permanente, de cette confrontation à des adversaires, c’est, entre autres, en raison de la tâche qu’il s’était fixée dès cette époque, face à un marxisme qu’il jugeait dominant : celle de défendre les opprimés oubliés de tous, en particulier ceux dont la gauche se préoccupent peu, de la Bosnie au Darfour, parce qu’ils échappent aux grilles de lecture anti-impérialistes. En republiant à échéances régulières l’intégralité de ses articles, fort nombreux (Pièces d’identité, Grasset), il nous laisse d’ailleurs, d’une certaine manière, seuls juges de ses engagements, dans un geste peut-être bien plus rousseauiste que narcissique.

On peut certes discuter ses choix – même s’il est difficile de nier que ce n’est pas dans les pays occidentaux que se trouvent, aujourd’hui, les « damnés de la terre », la focalisation de BHL sur la problématique du Mal et plus généralement sur des « questions de principe » d’ordre strictement éthique le conduisent à se préoccuper d’un côté, des guerres et des risques de génocides, et de l’autre, d’interrogations morales sur des cas individuels (Battisti, Polanski), sans accorder beaucoup d’attention aux problèmes de la pauvreté et du développement (« l’infrastructure », disait-on à une époque). Mais cette démarche, qui consiste à traquer, à la manière d’un moraliste au sens originel du terme, les dérives de nos sociétés et leur passivité face à l’injustice ou à la barbarie, a bien sa cohérence propre, et, pourrait-on dire, son utilité publique.

BHL, maître à penser des bien-pensants ou ovni intellectuel ?

Certes, dira-t-on, mais ce BHL là est-il encore un philosophe ? S’il n’a jamais prétendu égaler un Sartre ou un Foucault, Bernard-Henri Lévy se voit bel et bien en créateur de concepts, constructeur de « systèmes » — avec beaucoup de précautions puisqu’il s’agit de systèmes toujours lacunaires, ouverts, ne pouvant que tendre vers une vérité inaccessible. Il cite à son actif L’Idéologie française qui a permis de penser le fonds commun intellectuel de la France d’une certaine époque, de Péguy à Maurras, qui constitue l’arrière-fond et la matrice du pétainisme, ou encore l’idée de « volonté de pureté », permettant de relier fascisme, stalinisme et fondamentalisme religieux.

On a aujourd’hui oublié les « bombes » éditoriales que furent les premiers ouvrages de Bernard-Henri Lévy et la charge qu’ils contenaient contre la vision du monde de l’intelligentsia française. Et il faut lui reconnaître ce mérite d’avoir « créé » des concepts, inventé des outils originaux, opéré des rapprochements nouveaux, pour rendre compte de certaines réalités. Son œuvre philosophique plus récente est à la fois moins polémique et moins originale, même si BHL a réussi à proposer une lecture neuve de Sartre et s’il poursuit une exploration toujours stimulante de l’œuvre de Levinas.

On reste un peu plus dubitatif sur le concept de « fascislamisme » dont il s’enorgueillit, même si BHL, attentif à la diversité du monde musulman et défenseur d’un « Islam des Lumières », en fait une application prudente, contrairement à la plupart de ceux qui manipulent cette notion.

Bernard-Henri Lévy est-il donc vraiment le pape de la « bien-pensance » et du conformisme que l’on vilipende souvent ? Dans De la guerre en philosophie, il affiche son mépris des philosophies du « sens commun » et du « dialogue » et se confesse résolument hostile à la « démocratie de la pensée ». Étonnamment, le BHL qui trace son autoportrait intellectuel dans ce petit livre est nietzschéen de part en part. Il a retenu, entre autres, du séminaire sur les « politiques de Nietzsche » à l’ENS, qui fut la seule charge d’enseignement de sa vie, un parti pris « perspectiviste » radical, l’éloge de la « guerre philosophique » qu’il emprunte au Zarathoustra, la critique du socialisme et de la réduction du réel à des systèmes clos, et même la tentation de rabaisser le vieux Kant, avec ce cher Botul, à « la grande raison du corps ».

Un monde tragique

Surtout, il partage avec Nietzsche une vision profondément tragique du monde, dont on peut douter qu’elle constitue aujourd’hui l’idéologie dominante dont BHL serait le prophète. Lévy le répète : il n’a pas abandonné « l’anti-humanisme métaphysique » qu’il a appris chez ses maîtres, Louis Althusser et Jacques Lacan. Il se veut bien moraliste, mais un moraliste déniaisé et lucide. S’il défend le libéralisme politique et la démocratie, ce n’est pas parce qu’il croit qu’ils incarnent des vérités éternelles, mais plutôt parce qu’ils peuvent permettre aujourd’hui d’éviter le chaos et la catastrophe, seuls remparts possibles contre la certitude de la barbarie, qu’a incarné, entre autres, le « socialisme réel ».

D’ailleurs, parmi ceux-là mêmes qui se réclament de ce credo pessimiste, la position de BHL n’est pas sans originalité. Il faut en effet rappeler de quel courant intellectuel Bernard-Henri Lévy est issu, courant auquel, en un sens, il n’a jamais cessé d’appartenir : ceux que l’on a appelé les « maoïstes français », qui, autour de mai 1968, se confondaient avec les « althusséro-lacaniens » de la rue d’Ulm. Avec André Glucksmann, mais aussi des figures moins connues du grand public comme Benny Lévy, Jean-Claude Milner, Guy Lardreau ou Christian Jambet, Bernard-Henri Lévy a fait partie de cette mouvance du gauchisme français pour qui le moment « Mao Zedong » a paradoxalement permis le détachement non seulement du stalinisme, mais aussi du léninisme et, in fine, du marxisme.

Loin des clichés sur les ex-soixante-huitards ayant remisé leurs convictions au placard par ambition et conversion au consumérisme, ce groupe a été le seul, avec les ex-trotskistes de « Socialisme ou Barbarie », à s’atteler à une critique rigoureuse et implacable du totalitarisme sans pour autant rompre avec ses prémisses intellectuelles d’origine.

Il en est sorti, d’abord, la « Nouvelle philosophie » de la fin des années 1970, qui fait suite au choc de la découverte de Soljenitsyne, mais aussi un cheminement souterrain, via la redécouverte de Sartre et Levinas, marqué par un certain retour à la religion et de plus en plus dominé par un pessimisme radical sur la civilisation. Ce désenchantement s’est en général accompagné d’un discours de plus en plus critique vis-à-vis des sociétés démocratiques contemporaines et de l’héritage des Lumières. Cette évolution, que l’on a pu qualifier légitimement, en dressant un parallèle avec les États-Unis, de « néoconservatisme à la française », est bien une tendance de fond chez les intellectuels issus de l’antitotalitarisme.

La démocratie contemporaine en débat

Jacques Rancière, un autre ex-mao, en a parfaitement retracé le discours et les racines dans un petit livre aux allures de pamphlet à destination de ses ex-camarades, La Haine de la Démocratie (La Fabrique, 2005). Or, si BHL n’a pas rompu avec ses amis de toujours, il apparaît comme une figure réellement atypique dans ce paysage, notamment par son refus d’une certaine rhétorique anti-moderne, anti-égalitariste et anti-individualiste, et sa fidélité, malgré tout, à la gauche, dont témoigne sa volonté ces dernières années de s’impliquer dans la rénovation de la social-démocratie.

Davantage que le maître-penseur « people » de l’élite parisienne, dont il n’est proche qu’en surface, davantage qu’un intellectuel médiatique dont l’omniprésence peut certes exaspérer, il faut aussi voir en BHL l’un des protagonistes d’un profond débat sur la démocratie contemporaine qui agite aujourd’hui une partie du monde intellectuel français. Débat d’autant plus passionnant qu’il oppose des « cousins en idées », partageant un fond commun qui vient de loin et donne pourtant lieu à des clivages on ne peut plus tranchés – de Milner à Badiou en passant par Rancière, des derniers écrits de feu Benny Lévy aux prises de position de cet autre lacanien qu’est Zizek.

Il faut souhaiter en tout cas que BHL continue à en prendre sa part, et qu’il lui soit répondu autrement que par le compte méticuleux de ses erreurs factuelles (ce qui est néanmoins « de bonne guerre » !), ou par le dénigrement trop facile de « l’imposture publicitaire », comme s’étaient contentés de le faire Vidal-Naquet, Castoriadis ou Deleuze en leur temps.


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