Alexis Ferenczi : Quels sont les grands documentaires qui vous ont inspiré au moment de l’élaboration du Serment de Tobrouk ?
Bernard-Henri Lévy : Les documentaires du cinéma indépendant américain des années soixante-dix. Ceux de Stan Brackage ou Jim McByne. Puis, à la fin des années 1980, Robert Kramer et son Route One USA. J’aime, dans ces films, le côté délibérément personnel. La subjectivité assumée. J’aime que le sujet filmant et le sujet filmé puissent, par moments, ne faire qu’un.
Parmi les documentaristes, vous semblez épouser une forme de cinéma d’intervention (comme Marcel Ophüls ou dans une moindre mesure Michael Moore). Comment justifiez-vous cette méthode ?
Il y a une réflexion de Godard, je ne sais plus très bien où, sans doute dans Histoire(s) du Cinéma, où il dit, en gros, que le cinéma est né pour prendre le siècle en charge ; qu’il y a trop souvent renoncé ; et qu’il est peut-être temps qu’il reprenne son propre flambeau. Je me reconnais assez dans ce programme. Je crois, moi aussi, que le cinéma est un instrument formidable dont on ne se sert pas assez. Un instrument pour dire la colère, pour regarder le Mal en face, parfois pour changer le monde.
Selon vous, à quel moment la présence de la caméra modifie-t-elle l’objet qui est en train d’être filmé ?
À tout moment. Puisque le principe même du film est de filmer ce que nous faisons. Ou, ce qui revient au même, de faire ce que nous filmons. C’est un peu comme l’objet de la science dont les épistémologues de ma jeunesse (Bachelard, Canguilhem…) aimaient dire qu’il ne préexiste pas au regard du savant mais que c’est lui, ce regard, qui le constitue. La caméra, mêmement, constitue ce qui est en train d’être filmé.
Vous parlez du travail du photographe Marc Roussel qui vous accompagne comme d’une captation « involontaire » d’images…
Ça, c’est le début de l’aventure. Les toutes premières scènes. C’est lui, en effet, Roussel qui prend, alors, l’initiative. Et il le fait à mon insu, dans mon dos. Après, ça change. Je fais et filme à la fois. Je sais ce que nous filmons puisque c’est, par hypothèse, ce que nous sommes en train de faire. Là, il n’y a plus captation involontaire. Tout est voulu. Concerté. Filmé et filmant, en même temps.
Ce film est rempli du souvenir de disparus qui comptent pour vous (Leclerc, Massoud, Malraux). Est-ce une manière de transmettre ces héros à une génération qui les aurait oubliés ?
Naturellement. Je suis atterré par la force d’amnésie – comme on parle de « force d’inertie » – de nos contemporains. Alors, c’est vrai, ce film va contre ça. Il a une dimension de « pèlerinage » à laquelle nous tenions beaucoup, Roussel, Hertzog et moi. Pèlerinage sur les traces de la France Libre. Pèlerinage, à New York, dans les traces de la Brigade Abraham Lincoln et des meetings antifascistes auxquelles participe Malraux en 1937. Et pèlerinage sur mes propres traces avec la séquence Massoud, filmée dans le Panshir, en 1998, où je me retrouve proposant déjà à Massoud ce que je vais, quinze ans plus tard, proposer au Libyen Abdeljalil. J’aime que le film fasse référence à tout ça. J’aime qu’un film sur la Libye mobilise ces images qui disent, ailleurs, la part de grandeur des hommes.
À l’heure d’Internet, l’immédiateté de certaines vidéos, disponibles par exemple sur YouTube et échangées par téléphones portables ne modifie-t-elle pas la proximité du spectateur occidental avec certaines zones de conflit ?
Peut-être, oui. Encore qu’il ne suffise pas de voir des images, de les échanger, de les faire circuler, pour qu’elles fassent sens et vous parlent. Encore faut-il, pour cela, les monter. Encore faut-il leur donner forme, les expliciter. Encore faut-il qu’elles deviennent film. Ce que nous faisons, ici, dans Le Serment de Tobrouk. Et, là, pour le coup, on n’est plus du tout dans YouTube…
Pour vous, quelle est la différence fondamentale entre un film de fiction et un documentaire ?
La prise. Dans le documentaire, il n’y a qu’une prise ; dans la fiction, il y en a plusieurs et, même, autant qu’on veut. Dans un cas, on fait avec le réel, le donné, ce que le réel vous a donné et vous donne – dans l’autre on modèle le monde, son reflet, son texte, à volonté. C’est une différence énorme. C’est toute la différence.
Qu’attendiez-vous de la présence du film au festival de Cannes ?
L’écho. Cette prodigieuse chambre d’écho qu’est le premier festival du monde. Écho pour le film, bien sûr. Mais écho, aussi, pour ce dont le film parle – c’est à dire le combat des Libyens, leur aspiration à la liberté, leur héroïsme.
Quelles seront, selon vous, les conséquences de la sortie du film – notamment sur la situation en Syrie ?
Je suis convaincu que les situations, en Libye et en Syrie, ne sont pas si différentes qu’on croit. Homs c’est Benghazi. La barbarie d’Assad n’a d’égale que celle, jadis, de Kadhafi. Et ce qui a été fait contre l’un pourrait très bien être fait contre l’autre. Le film, par conséquent, donne en quelque sorte le mode d’emploi. Il montre ce que l’on pourrait faire en Syrie et que, hélas, on ne fait pas. Puisse la sortie du film montrer cela.
Vous parlez dans votre entretien avec Jean Hatzfeld d’un film « littéraire », pourquoi avoir décidé que votre livre sur le conflit libyen, La Guerre sans l’aimer, ne « suffisait » pas ?
La Guerre sans l’aimer est un journal. C’est du brut. Le Serment de Tobrouk est un film composé, au contraire, bien formé, structuré, bref, écrit. C’est pourquoi je dis à Hatzfeld que « le vrai livre », c’est le film. C’est lui, le film, qui a les qualités d’habitude prêtées à l’écrit.
Pourquoi est-ce qu’il faut quelqu’un issu de la société civile pour alerter le système politique dans des situations similaires ?
Je ne sais pas si « il faut ». Il se trouve que ça a été le cas, là. Mais il n’y a pas de règle. Évidemment, il n’y a pas de règle.
Qui pourrait, et devrait, remplir votre rôle dans le cas de la Syrie aujourd’hui ?
Personne. Car tout est su, pour le coup. Tout est connu. Toutes les données, toutes les cartes, sont sur la table. Et tout le monde, finalement, est d’accord sur l’analyse. Y compris Israël dont je n’arrive pas à comprendre en vertu de quelle logique il serait « secrètement », comme on le dit partout, favorable au maintien au pouvoir de Bachar el-Assad. J’ai parlé avec Netanyahu. Avec Ehud Barak. L’un comme l’autre souhaite le départ du dictateur. Tout le monde, de la Ligue arabe à Israël, en passant par les États-Unis et l’Union européenne, le souhaite, ce départ. Il faut juste un responsable politique pour prendre l’initiative, la décision. Il faut juste un pilote dans l’avion. Hollande ? Obama ? On verra.
Y a-t-il d’autres conflits, d’autres situations dans le monde, que vous auriez aimé couvrir ?
Le Kashmir. La guerre du Kashmir. Quand je m’étais lancé, il y a dix ans, pour Le Monde, dans ma série de reportages sur les « guerres oubliées », cette guerre du Kashmir était à mon programme. C’était la dernière de ma liste, après l’Angola, la Colombie des Farc, le Sri Lanka, le Burundi, les Monts Noubas. Et puis je suis tombé malade et j’ai dû m’arrêter. J’en ai gardé le regret.
Vous remettrez-vous un jour au cinéma de fiction ?
Bien sûr. Et plus vite, si ça se trouve, qu’on ne le croit. Du Jour et la Nuit, la fiction que j’avais tournée en 1996, je ne regrette rien, je ne renie rien. Alors pourquoi ne pas récidiver ?
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