Et s’il n’en reste qu’un, il sera celui-là. Bernard-Henri Lévy revient toujours de la dernière guerre en date, et c’est sans doute ce que lui reprochent ses ennemis – d’en revenir. La litanie, assourdissante, est toujours la même : pourquoi aller si loin, parler autant de l’ailleurs, quand l’ici est tellement catastrophique, avec son lot de misères et de drames, de SDF et de migrants, de banlieues défaites et d’autorité en crise ? Pourquoi se catapulter en Libye quand la violence habite et malmène son propre pays ? Pourquoi aller vérifier à Lesbos ce qu’on peut constater aux abords du périphérique, où Érythréens et Afghans, vêtus de loques et le regard chargé de cicatrices, attendent Godot dans les particules fines ?

Nietzsche avait prévenu : on n’aime que son lointain, tant est insupportable son prochain. Mais Bernard-Henri, peu nietzschéen, parie sur une autre manière de voyager : lorsque, dans son éternelle panoplie de rabbin reporter, il part sur le terrain, il ramène avec lui le pays tout entier, fait recevoir ses acteurs à l’Élysée après les avoir décrits ou filmés, les place dans une lumière qu’ils n’eussent jamais eue sans cela.

Le frais agrégé de philosophie, auteur des Indes rouges, parti il y a cinquante ans – déjà – sur l’hasardeuse injonction de Malraux au Bangladesh pour fuir les copies à corriger et se proposer un destin, n’a jamais changé : la guerre est son pays, le conflit, son cosmos. Sur la route des hommes sans nom est la dernière manifestation d’une intuition : par déni, l’Europe, depuis la chute du Mur, évite de prononcer le mot de « guerre », et elle a tort, parce que non seulement la guerre n’a jamais quitté la scène, mais elle s’apprête à revenir. Nous sommes passés d’une guerre froide, bloc à bloc, à une guerre liquide, où les frontières se mélangent, où les ennemis se diluent, où les modalités se fondent les unes dans les autres ; nous nous sommes habitués, depuis 1989, à ce que l’écosystème de la planète soit la paix. Ce qui est une première dans l’histoire de l’humanité.

BHL est là pour nous rappeler que le XXIe siècle n’est pas une ère où la guerre ne connaît d’avatars que numériques, viraux, informatiques, terroristiques, biochimiques – le soubassement de ce livre est celui-là : la guerre classique, celle des corps qui tombent, des armes au poing et des machines qui tuent, celle des frontières franchies et des civils broyés, des invasions barbares et des missiles rôde encore – coriace, têtue, pleine d’appétit. Fin prête.

Ce livre, on peut le lire comme la profession de foi d’un penseur sous les balles, d’un philosophe au front, mais aussi comme une bande-annonce, âpre et inquiétante

Hemingway disait : « Il faut aller voir. » C’est ce que fait Bernard-Henri Lévy, pour assister au monde en train de se faire plutôt que de s’installer dans le confort du monde tel que ceux qui restent chez eux croient qu’il est encore. Le reportage est la dernière manière de voyager ; tout le reste est tourisme. Voyager, c’est chercher à se perdre ; faire du tourisme, c’est chercher à se retrouver. L’inédit, le neuf, l’insoupçonnable giflent BHL à Mogadiscio, à Donetsk, à Qamishli. Il transforme ce qu’il voit en ce qu’il a vu, c’est-à-dire en mots, c’est-à-dire en cause. Il ne peut s’empêcher d’intervenir, d’influer sur le réel avant que de le relater – BHL est incapable de témoigner s’il n’est pas simultanément acteur. Sa manière est quantique : il perturbe chaque système qu’il étudie, et ses reportages sont le fruit, en même temps que l’exposé, de ses perturbations.

De ses maîtres, des dinosaures de chaires et des titans de la théorie, Bernard-Henri Lévy aurait dû hériter le goût de l’étude et de l’immobilité ; les prenant à revers, mais nourri de leur science, il a échangé l’escale contre l’estrade, la sueur contre la naphtaline, et « Cinq colonnes à la une » contre un concept. Est reniée ici l’idée que l’aventure devrait être strictement intellectuelle ou exclusivement corporelle. Cet opus, reprenant sa série de grands reportages publiés dans Paris Match, rappelle qu’elle est les deux. La réflexion, coupée de l’action, revêt tôt ou tard des airs de costard bouffé aux mites ; l’action, vidée de réflexion, est une vaine occupation de baroudeur ou de barbouze. Althusser est resté enfermé dans le même bureau de l’ENS toute sa vie : son étudiant fera du monde sa thurne, de Shyrokyne à Sarajevo en passant par Jalalabad et Golora. Sartre disait de Gide, après lecture de son Journal : « Il a vécu pour nous. » De BHL, je dirai : « Il est parti là-bas pour nous. »

« Ailleurs », « là-bas », « loin » : mots qui signifient, en même temps qu’une saine méfiance envers les remontées gastriques de l’acide nationaliste qui menacent de nouveau le monde, que partir sert toujours à revenir non seulement plus intelligent, plus averti, mais plus humain. Ce livre, on peut le lire comme la profession de foi d’un penseur sous les balles, d’un philosophe au front, mais aussi comme une bande-annonce, âpre et inquiétante : « ailleurs », « là-bas » et « loin » seront, sont déjà chez nous, ici, tout proches. Un homme, moqué pour ses chemises recouvrant la peau qu’il a manqué cent fois de se faire trouer, nous aura prévenus. Cet homme, n’en déplaise à ses contempteurs amateurs de sofas mous, s’appelle Bernard-Henri Lévy. Il n’en restait qu’un – il était celui-là.


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