Bernard-Henri Lévy est celui qui écrit et celui sur qui on écrit. Des biographies-enquêtes sont annoncées, avec, entre autres, celle de Philippe Cohen qui cherche sans doute à arracher la face cachée de BHL. L’homme hausse les épaules et signe un recueil de chroniques où il se livre, à travers ses engagements et ses hommages, dans des textes regroupés sous le titre de Récidives. Entretien avec un intellectuel obstiné.

CLÉMENCE BOULOUQUE : Trois biographies sur vous sont en préparation. La parution de ce volume est-elle une réponse anticipée aux attaques dont vous pourriez faire l’objet ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Oh non ! bien sûr. Ces gens écriront ce qu’ils voudront, mais c’est leur problème et ils l’écriront sans moi. Je ne suis pas encore mort. Je ne suis pas non plus une mine à ciel ouvert. Et cette façon de venir fouiller dans ma vie pour y débusquer je ne sais quels secrets est, de toute manière, l’exact contraire de l’idée que je me fais des écrivains. Un écrivain est-il ce qu’il cache ou ce qu’il fait ? C’est, comme vous savez, la vieille question posée par Berger à Walter dans le roman d’André Malraux, Les noyers de l’Altenburg, et ma position, là-dessus, est très claire. Oui, un homme et, à plus forte raison, un écrivain, est d’abord ce qu’il fait. Ce qui, dans mon cas, veut dire, par exemple, ce paquet d’engagements politiques, d’interventions philosophiques ou de gestes littéraires que je rassemble ici, dans ce neuvième volume de mes Questions de principe. C’est très important, pour moi, ces Questions de principe. C’est important, tous les deux ou trois ans, de rassembler ainsi ce type de textes et de les réorganiser. J’ai été l’ami, et même un peu l’éditeur, de Claude Mauriac. Et, à l’époque, le titre générique de sa vaste entreprise autobiographique, Le temps immobile, me laissait songeur. Eh bien, aujourd’hui, je reprends son système de « montage » et je le comprends mieux. Un mélange, si vous voulez, de succession et de contemporanéité qui n’est plus vraiment celui du temps ordinaire. Certains de ces textes datent de 1991 mais pourraient avoir été écrits en 2004, et inversement. C’est le régime d’une chronologie qui reflète, avant tout, mon temps à moi.

Le texte central de votre recueil semble être « Comment je suis juif ». Alors, précisément, comment l’êtes-vous ?

C’est vrai que c’est un texte important, peut-être le plus important du livre, et celui qui, en tout cas, l’anime en secret. Alors, donc, comment ? Je ne vais pas résumer cinquante pages en trois lignes. Mais disons que, dans ce texte, je raconte comment je suis redevenu juif. J’y explique que c’est une aventure de pensée et non de foi. J’y rappelle comment le judaïsme est la forme de spiritualité qui fait le moins de place à la notion classique de religion. On peut être juif, si vous voulez, on peut l’être de la façon la plus rigoureuse, tout en faisant l’impasse sur l’ontologie, tout en pensant Dieu sans l’Être, tout en désontologisant la sainteté. Dans cette voie-là, je me suis engagé, arrêté et remis en mouvement, avec la lecture de Rosenzweig, de Levinas, de Buber. Ce texte est le plus autobiographique du livre, le plus personnel.

Est-il un écho au livre-testament de Benny Lévy, Être juif ?

C’est une histoire étrange que celle de ma relation avec Benny Lévy. Nous nous connaissions depuis trente-cinq ans mais il n’était devenu mon ami que depuis quelques années. Néanmoins il avait pris une place très importante dans ma vie. En sorte qu’il y a des pans entiers de ce livre – à commencer par ce « Comment je suis juif », prononcé en sa présence, lors d’un séminaire mené en commun à Jérusalem – qui lui sont une sorte d’hommage. Ce texte avait fait l’objet d’interminable conversations, puis d’une petite correspondance, dont il y a aussi l’écho dans le livre. Mes considérations sur l’apprentissage de l’hébreu, ou sur les mariages mixtes, ou sur le rôle quasi ontologique de la diaspora dans le destin juif, faisaient débat entre nous. Mais débat fraternel. Constructif. Et, de la part du grand savant qu’il était, débat incroyablement généreux. Toute mon interrogation sur l’être-juif est le produit d’un face-à-face avec lui, en miroir. C’est l’écho de nos échanges.

Est-ce que le judaïsme est votre arme, dans le combat contre l’intégrisme que vous déclarez faire vôtre ?

J’ai intitulé ce recueil Récidives car je pense et dis la même chose là-dessus depuis dix ans. Rappelez-vous. C’était l’époque où l’on nous chantait la comptine de la fin de l’Histoire. Et je commettais un livre qui s’intitulait La pureté dangereuse et où je disais que l’islamisme radical était la troisième modalité d’un dispositif dont le communisme et le nazisme avaient été les précédentes versions. Nous sommes en 1994. Dix ans plus tard, je n’ai pas bougé d’un iota. Et ce n’est pas la conférence de Durban, conférence mondiale contre le racisme, en septembre 2001, qui m’aurait fait changer d’avis. C’est une date terrible, Durban. Surtout pour quelqu’un de ma génération, qui a fondé SOS Racisme et qui a toujours pensé qu’il fallait mener de front deux combats, contre le racisme et contre l’antisémitisme. Voilà. Nous en sommes là. Un antisémitisme à visage progressiste. Une haine du juif puisée aux sources de l’antiracisme. Et c’est terrible. Est-ce pour autant qu’il faille céder au découragement ? Non, bien sûr. Pas mon genre. Ne pas céder, jamais, au vertige des « passions tristes ». Ne pas baisser la garde, surtout pas, dans la double lutte, conjointe, contre l’antisémitisme et l’islamophobie. C’est la nouvelle quadrature de la pensée. C’est l’un des objets de ce nouveau livre.


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