Daniel Pearl n’était pas un correspondant de guerre. Il n’était pas formé pour cela, disait le grand reporter de Wall Street Journal. Il a pourtant connu pire que les combats. Il a fini enlevé, martyrisé, supplicié par des fous de Dieu dans une banlieue de Karachi, au Pakistan, alors que ce jour de fin janvier 2002, la guerre d’Afghanistan était achevée. Son corps a été retrouvé quelques mois plus tard. Décapité et découpé en dix morceaux.

Ce n’était pas un crime. C’était le crime absolu, selon Bernard-Henri Lévy.

Bouleversé par cette mort, le philosophe français a remis ses pas dans ceux du journaliste disparu, cet « ami posthume ». Pearl avait trois raisons d’être exécuté, estime l’écrivain. Il était journaliste. Il était Américain. Il était Juif.

La vidéo que ses ravisseurs ont tournée avant sa mort accrédite d’ailleurs l’idée d’un crime dont la barbarie n’a d’égale que la haine. Ma mère est Juive, mon père est Juif, je suis Juif, fait-on dire à Daniel Pearl avant de l’égorger. Au terme de sa propre enquête qui l’a conduit non seulement au Pakistan, mais aussi en Inde, en Afghanistan, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, Bernard-Henri Lévy est pourtant convaincu qu’il y a autre chose derrière ce crime abject perpétré avec une violence inouïe. Que Daniel Pearl a été assassiné parce qu’il avait été « over-intrusive », comme dira lui-même le président pakistanais Pervez Musharraf. Parce qu’il avait découvert la nature des liens entre les services secrets pakistanais (l’ISI) et Al-Qaïda. Parce qu’il savait sans doute des choses sur le transfert du savoir-faire nucléaire pakistanais à l’organisation d’Oussama Ben Laden.

Trois éléments au moins mettent l’écrivain sur cette piste : Pearl n’a pas été tué tout de suite mais après une semaine de détention (comme si ses ravisseurs ne s’étaient pas rendu compte tout de suite des secrets qu’il détenait), Pearl n’a pas été tué par un fondamentaliste de petit calibre mais par un homme (Omar Sheikh, condamné à mort pour ce meurtre, est un citoyen anglais qui a fréquenté l’une des meilleures écoles de l’Occident, la London School of Economics) dont il est convaincu qu’il travaillait pour les services pakistanais et qu’Oussama Ben Laden lui-même considérait comme son « fils préféré ». Enfin, Pearl n’a pas été assassiné par un seul mouvement djihadiste mais par toute la mouvance islamiste pour une fois rassemblée. Comme s’il s’agissait pour les assassins d’une opération de très grande envergure. D’un crime d’État. Et Bernard-Henri Lévy d’en arriver à cette conclusion : le Pakistan, pourtant membre de la coalition internationale contre le terrorisme, est « l’État le plus voyou des États-voyous ».

Des preuves ? L’écrivain ne peut en fournir, bien sûr. Son travail s’est heurté aux mêmes murs que ceux de Daniel Pearl. Ceux du silence, de la duplicité, de la manipulation. Il en a conscience. Ce n’est pas pour rien qu’il classe son livre dans la catégorie du « romanquête ». Les faits ; rien que les faits ; et quand le réel se dérobait, la part forcée de l’imaginaire, avertit l’écrivain dès l’avant-propos.

Le mélange des genres peut agacer les puristes de la déontologie journalistique, d’autant que BHL aime se mettre en scène. La force de ce livre balaye pourtant très vite cette réticence. Oui, il imagine les pensées de Daniel Pearl juste avant sa mort. Il lui prête de songer à sa première crème glacée à Tel-Aviv ou à ce dernier soir passé avec sa femme Marianne « si désirable ». Oui, il se met aussi dans la peau de l’assassin le matin de l’enlèvement et imagine que tout ce qu’il mange ce jour-là a un goût de carton. Mais ce qui pourrait paraître pour une imposture ne l’est curieusement pas. Car Bernard-Henri Lévy s’approprie moins ce crime qu’il ne l’universalise. Le philosophe explore magnifiquement les tréfonds de l’âme humaine à la recherche de ce qui fonde, finalement, le bien et le mal. Et réussit, sans plonger dans le trait manichéen, à démontrer la fragilité de ce basculement. Où prétend-il que l’assassin Omar Sheikh, dont l’enfance heureuse et brillante pourrait ressembler à celle de sa victime Daniel Pearl, a épouse l’enfer ? En Bosnie ! Le plus troublant, écrit BHL, c’est l’idée qu’un homme, un seul, bascule vers le pire aux lieux mêmes qui, à mes yeux, furent l’incarnation de l’honneur et du courage.


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