MARIE-FRANCE ETCHEGOIN : Certains vous reprochent un « silence assourdissant » sur la Syrie, qui tranche avec votre engagement pour la Libye. Pratiquez-vous, dans cette affaire, le « deux poids deux mesures » ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Non, bien sûr. Je suis juste mobilisé, très mobilisé, par cette affaire de Libye. Et je ne suis physiquement pas capable, à l’heure où je vous parle, de laisser tomber les Libyens pour embrasser, en y consacrant le même temps et la même énergie, quelque autre cause que ce soit. Cela étant dit, je trouverais formidable que d’autres prennent le relais et fassent la même chose pour la Syrie. Dénoncer un « silence assourdissant » c’est bien. Le briser serait encore mieux.

D’autres parlent d’une forme de piège dans lequel vous auriez entraîné la France (Pascal Boniface : « L’intervention militaire en Libye ne protège pas seulement la population de Benghazi, elle protège également Bachar El Assad »). Que répondez- vous ?

BHL : Même réponse. Ce que j’ai fait pour la Libye, que ne le font-ils, ceux-là, pour la Syrie ? Qu’ils aillent donc à Deraa comme je suis allé à Benghazi. Qu’ils nous rapportent les récits des témoins, les témoignages des survivants, les noms des morts. Qu’ils nous rapportent, comme nous l’avons fait avec le photographe Marc Roussel, des images susceptibles de mobiliser et émouvoir les opinions publiques. Ce serait plus digne et, surtout, plus efficace que d’essayer de régler, sur le dos des Syriens, des comptes franco-français.

Avez-vous parlé de la Syrie avec Nicolas Sarkozy ?

BHL : Oui. Car je ne me suis pas non plus « tu » sur la Syrie. Ni dans mes interventions publiques – je les tiens à disposition de qui veut. Ni en privé, ou en semi-privé, dans les conversations qu’il a pu m’arriver d’avoir avec le président de la République.

Comment expliquez-vous le peu d’empressement de la communauté internationale à sanctionner cette répression qui sévit en Syrie ?

BHL : La communauté internationale n’est jamais pressée de dénoncer la répression où que ce soit. Elle aime le statu quo. Elle hait le désordre qui déplace les lignes. Elle a toujours une frousse bleue de tout ce qui pourrait bousculer ses habitudes et les équilibres du monde. Vous en connaissez tellement, vous, des cas où elle a volé au secours d’une population massacrée, ou en passe d’être massacrée, par son Etat ?

La Libye, justement…

BHL : Oui, bien sûr, la Libye. Mais c’est l’exception. L’exception absolue. Et c’est bien ce qui rend cette affaire tellement énigmatique et, surtout, tellement précieuse. C’est la première fois que l’on intervient de cette façon et que l’on écrase dans l’œuf la volonté, exprimée par un dictateur, de massacrer son propre peuple en le noyant, sic, dans des rivières de sang. On a fait, tout de suite, à Benghazi, ce que l’on a mis trois ans à faire en Bosnie. On a fait, à la première minute, ce que l’on n’a fait à Kigali qu’à la dernière et une fois le génocide achevé. Et on a fait ce que, pour le moment, en effet, on ne fait pas en Syrie.

Autrement dit, il faudrait se réjouir de ce qui se passe en Libye et passer par pertes et profits la Syrie ?

BHL : Bien sûr que non. Mais il faudrait, déjà, inverser la formulation. Non pas : « ce que l’on fait en Libye, il est étrange que l’on ne le fasse pas ailleurs ». Mais : « ce que l’on ne fait nulle part, absolument nulle part, d’où vient qu’on l’ait fait en Libye ? »

Et la réponse ?

BHL : Un mélange de choses. Un mixte de hasards et de nécessités. Avec, il faut bien l’admettre même si on n’est pas de son camp et que l’on n’est, comme moi, d’accord avec lui sur à peu près rien d’autre, cet élément imprévisible et, par définition, impossible à généraliser : la volonté d’un homme, le Président de la République française.

Pourquoi cette volonté politique ne s’applique-t-elle pas à la Syrie ?

BHL : Je suis en train de vous dire deux choses. D’abord, que la Libye n’est pas la règle mais l’exception, réellement l’exception, un événement unique, la première application de la fameuse responsabilité de protéger qu’ont voulue, depuis trente ans, les théoriciens du devoir d’ingérence et qu’ont fini par voter, au terme d’un long combat idéologique, les Nations Unies. Et, ensuite, que la chose à espérer, à vouloir de toute notre âme et de toute notre énergie, le combat qui n’est pas gagné mais qu’il faut, naturellement, livrer, c’est celui-ci : que ce qui a été possible ici le soit également là ; et que le même type de miracle qui s’est produit à Tripoli se reproduise à Damas où règne un autre despote qui, lui aussi, a perdu le droit de diriger son pays.

Comme pour Kadhafi, la France lui a déroulé le tapis rouge en 2008.

BHL : C’est la même situation, en effet. Mais la réception honteuse de Kadhafi en 2007 n’a pas empêché la décision courageuse de 2011. Et c’est une des raisons qui me font espérer que les mêmes causes puissent finir par produire les mêmes effets – et que l’on en vienne à traiter Assad comme il le mérite : un criminel de sang à qui il est urgent d’imposer tout l’arc des sanctions disponibles (je vous rappelle, au passage, que l’on a gelé les avoirs de ses proches mais, bizarrement, pas les siens) ; un criminel contre l’humanité justiciable des juridictions ad hoc (mais il faudrait, je vous le répète, que quelqu’un, une grande ONG, un pays, n’importe, prenne l’initiative…).

Certains disent que c’est notre engagement en Libye qui nous contraint à l’attentisme sur les autres fronts de la « révolution arabe » ?

BHL : C’est techniquement vrai pour la France et l’Angleterre qui n’ont pas les moyens militaires de se porter sur tous les fronts à la fois. Mais il n’y a pas que la France et l’Angleterre, que je sache ! Et vous pouvez, là aussi, renverser le raisonnement et arriver à la conclusion opposée. L’engagement en Libye prouve que c’est possible. Il prouve qu’on peut, si on le veut, s’engager aussi en Syrie.

Il faudrait juste, pour cela, que d’autres prennent l’initiative : un autre pays, une autre opinion publique, dîtes-le comme vous voudrez – il faudrait juste qu’un autre acte politique (appuyé par la France et l’Angleterre qui en auraient, en quelque sorte, fourni la formule) vienne prolonger le premier, faire que les instances internationales soient saisies du cas syrien comme elles l’ont été du cas libyen et contraindre le monde à sortir de sa terrible inaction.

Quand vous avez évoqué le « cas » syrien avec Nicolas Sarkozy que vous a-t-il répondu ?

BHL : Ce que je suis en train de vous dire. Que le même pays, la même coalition ne peuvent pas, dans le même ordre de marche et selon le même dispositif, se porter sur tous les fronts… En revanche, le monde est confronté, là, à une séquence historique unique et dont tous les segments – libyen, syrien, bahreinien, etc. – sont liés et solidaires. C’est la théorie des dominos, mais à l’envers.

Que Kadhafi gagne, et l’ordre reviendra dans l’ensemble de la région et, d’abord, en Syrie où Assad pourra monter encore d’un cran une répression qui a déjà fait des milliers de morts et de disparus (qui sont, souvent, d’autres morts). Qu’il lâche prise, en revanche, que la coalition arrive à ses fins et que la famille Kadhafi quitte enfin ce pouvoir auquel elle s’accroche depuis 42 ans en faisant de son pays une quasi propriété privée, et vous verrez : ce sera une onde de choc, une contamination vertueuse, un autre vent de liberté, un autre printemps – et Assad comprendra, lui aussi, que c’est fini.

Je crois, en d’autres termes, en une « jurisprudence libyenne ». Je crois que ce « cas Kadhafi » fera école et sera opposable aux autres dictateurs de la région.

Vous ne pensez donc pas, comme Alexandre Adler, qu’il faille « sauver le soldat Assad ».

BHL : Bien sûr que non ! Adler est un ami. Mais je crois que, sur ce point, il se trompe. Comment sauver un homme qui, comme Assad, mène son propre peuple comme du bétail ? Comment avoir la moindre indulgence face aux images, aux rares images, qui nous parviennent des villes martyres de Syrie et qui montrent une population désarmée sur qui on tire à l’arme lourde ? Et, du strict point de vue géopolitique, comment oublier que cet homme, depuis son accession au pouvoir, héberge, parraine et dirige en sous main cette organisation néofasciste qu’est le Hamas ?

On ne peut pas, d’un côté, dire que l’Iran constitue un danger pour le monde et ne pas souhaiter la chute de l’Iranosaure en chef, du bras armé d’Ahmadinejad dans la région. Oui, je vous le redis : après Kadhafi, Assad.


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