On l’attend toujours au tournant tellement on est agacé par ses perpétuels succès. Dans les gorges de Peshawar, sur les sièges d’« Apostrophes », au bar de l’Hôtel Raphaël, sur les marchés du Lubéron, qu’il porte un turban de rebelle afghan ou un stylo-plume, Bernard-Henri Lévy promène partout la même aisance, les mêmes grandes chemises blanches et les mêmes longues mèches brunes. Les prix littéraires constituent sont lot et la presse américaine s’enthousiasme pour cet adversaire, un peu mirobolant mais très énergique, de toutes les tyrannies. Stupeur, donc, cet été, quand on a découvert le sujet de son nouveau roman. Le super-champion de notre intelligentsia contemporaine avait planté ses griffes sur le grand loser de notre littérature. BHL lançait une quinzaine « spécial Baudelaire » : Les Derniers jours de Charles Baudelaire. Inutile de chipoter : c’est complètement réussi. Comme dans Le Diable en tête, son premier roman (prix Médicis 1985), plusieurs voix se succèdent pour tracer un portrait contradictoire de l’auteur des Fleurs du Mal et des Petits poèmes en prose (connus sous le nom de Spleen de Paris). C’est la méthode de Bernard-Henri Lévy : au lieu de se mettre dans un point central et de balayer le champ, il déplace ses caméras d’un chapitre à l’autre. Les lettres de sa mère, le journal de sa maîtresse, les souvenirs de son éditeur, les confidences de sa logeuse, les états d’âmes de son médecin, tout est mis à contribution pour dresser un portrait en relief. Le résultat est là : on se régale. Baudelaire, lui, déguste. Du statut de grand « maudit », il dégringole à celui de maladroit arriviste prêt à tous les compromis pour se faire un nom. Un tourbillon de scènes, de dialogues et de récits ébranle gravement sa légende de dandy égaré dans son siècle. Seul le décor reste le même : la vie littéraire parisienne ? En était, en 1850, ce qu’elle demeure aujourd’hui : un épouvantable marigot.
Une après-midi baudelairienne
BHL a entraîné notre reporter dans son Paris baudelairien : à l’hôtel Raphaël, où il a rédigé Les Derniers jours de Charles Baudelaire, quai d’Anjou, devant l’hôtel Pimodan où le poète demeura de 1843 à 1845, et dans les jardins du lycée Louis-le-Grand dont Lévy et Baudelaire furent condisciples, à un siècle de distance.
GILLES MARTIN-CHAUFFIER : Dans votre livre, on retrouve Baudelaire, à Bruxelles, rongé par la syphilis et par l’aigreur d’être passé à côté de la gloire. À quelques jours de l’attaque qui le laissera paralysé et à quelques mois de sa mort, il regarde son passé et se demande s’il a encore le temps d’écrire ses Mémoires. Qu’est-ce qui vous a pris, vous qui symbolisez le scintillement médiatique, de vous pencher sur le modèle du poète austère isolé dans ses rêves ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Ça fait très longtemps que je m’intéresse à Baudelaire. Il y a quelques années déjà, je voulais écrire une pièce de théâtre qui se serait appelée « Le procès de Charles Baudelaire ». Avec le temps c’est devenu un roman. Et j’ai concentré mon attention sur ces énigmatiques derniers jours à Bruxelles. C’est, pour moi, l’agonie la plus passionnante, la plus romanesque qu’on puisse imaginer. C’était aussi un formidable miroir où venaient se refléter toutes les grandes questions que l’on peut se poser sur l’art, la création littéraire, les ressorts de l’écriture, etc., etc. Je ne ressemble pas à ce poète « austère et isolé dans ses rêves » ? C’est possible. Mais il faut avoir une bien piètre idée de la littérature pour croire que l’on ne peut écrire que sur ce qui vous ressemble… J’ajoute que la philosophie de Baudelaire, sa vision du monde si vous voulez, m’a toujours été très proche : je partage – j’ai toujours partagé – sa haine de la nature, son goût de l’artifice et de l’abstraction, son obsession du mal…
On dirait plutôt qu’il peint en sombre des reliefs qui étaient assez colorés. Au fond, à la lecture de votre livre, on voit que le génie inspiré était aussi – et surtout – un petit bourgeois conformiste.
C’est presque une règle vous savez. Je veux dire par là que les écrivains les plus subversifs, les plus révolutionnaires sont souvent ceux qui, dans leur vie, sont le plus désespérément conservateurs. Prenez Kafka, tellement obsédé de normalité, menant son existence machinale d’employée modèle en faisant du jardinage, le dimanche, pour se détendre. Prenez Mallarmé, le plus séditieux des poètes modernes, cet homme qui casse la langue française, qui la réinvente complètement : dans sa vie privée, c’est un petit prof minable pris entre ses thèmes anglais et son épouse acariâtre. Prenez Proust, Joyce, Faulkner, tant d’autres : ils vont si loin dans les profondeurs de leur œuvre, si loin dans leurs ténèbres intérieures que, lorsqu’ils remontent en surface, on les sent éperdument désireux de se raccrocher à une réalité solide, banale… C’est Blanchot, je crois, qui dit qu’aucun écrivain ne peut durablement vivre « à la hauteur de sa nuit ». Eh bien ! c’est exactement le cas de ce Baudelaire que l’on voit si incroyablement désireux d’entrer à l’Académie française, d’obtenir la Légion d’honneur, etc., etc. : c’était le prix à payer pour une œuvre insoutenable qui risquait, au fond, de l’exclure du commerce des vivants.
N’exagérons rien. Pour un maudit, il avait tout de même de bonnes introductions dans Paris. Les Fleurs du Mal ont été publiées par la toute puissante Revue des Deux Mondes et Le Spleen de Paris par La Presse et Le Figaro.
Mais non ! Vous réécrivez l’histoire ! Quand on regarde les choses de près, on s’aperçoit, au contraire, qu’il avait le plus grand mal à se faire éditer. Et quand il y arrivait, c’était dans des publications tout de même assez bizarres du genre Le moniteur de l’épicerie ou L’écho des marchands de vin. Le Figaro ? La Revue des Deux Mondes ? C’est vrai qu’à force d’intrigues, à force de flatteries et de stratégies, il a réussi à y placer des articles. Mais il faut voir les « chapeaux » d’accompagnement : on le présentait en fait comme une espèce d’original, un peu toqué, dont on condescendait à publier quelques vers car ils étaient un reflet de l’esprit du temps. Que ça plaise ou pas, c’est comme ça : le plus grand poète moderne est traité, de son vivant, comme un tocard dont l’œuvre vaut à titre quasi documentaire ; la France du XIXe siècle l’a traité comme un chien. Mérimée le prenait pour un raté. Jules Janin pour un personnage folklorique. Théophile Gautier pour un pâle disciple. Ils étaient à cent lieues d’imaginer, les uns et les autres, que le jour pourrait venir où la postérité renverserait si spectaculaire les rôles.
Il leur a rendu leur mépris. Vous dites que son pamphlet contre la Belgique n’était qu’un brouillon de celui, terrible, qu’il mijotait contre la France.
C’est vrai. Il y a des textes terribles – vrais, pas du tout fictifs – où il dit son horreur de la Frande, son mépris de ses valeurs fondatrices, sa volonté de lui cracher sa haine à la figure. Ce qu’il déteste, au fond, c’est ce que j’appelais moi-même, il y a quelques années, « l’idéologie française »… Cela dit, ça n’infirme pas le reste : cette France qu’il vomissait, il a tout fait pour la conquérir.
À vous lire, il s’est comporté en arriviste forcené. Même sa fameuse histoire d’amour avec la « Présidente » se serait résumée à un saut d’obstacles sur le parcours de sa carrière.
La grande erreur, quand on s’intéresse à l’histoire réelle d’un écrivain, c’est de la voir avec nos yeux d’aujourd’hui, dans la pose que la légende dorée à fini par lui donner. Le vrai Baudelaire, je vous le répète, était un intrigant doublé d’un incroyable flatteur. Et il ne reculait devant rien, je dis bien rien, pour assurer le succès de ses livres, pour percer le mur du silence ou de l’indifférence. C’est navrant, je vous l’accorde. C’est même pathétique. Mais c’est toujours comme ça. Regardez Proust : sur son lit de mort, à quelques jours de son dernier soupir, il était encore capable de se lever, de s’habiller et de sortir – rien que pour aller négocier le contenu d’un article dans une revue ou la place d’une pub dans Le Figaro. Cela dit, attention ! J’ai écrit une fiction, pas un essai sur l’échec social de Charles Baudelaire. Et l’épisode auquel vous faites allusion est d’abord, dans mon esprit, une scène romanesque bâtie autour de la question de savoir si oui ou non l’auteur des Fleurs du Mal va réussir à baiser cette jeune femme qui s’offre à lui. Les spécialistes sont divisés sur cette affaire depuis bientôt un siècle. Fiasco ? Pas fiasco ? J’ai imaginé, moi, une situation érotique un peu scabreuse qui me permet de proposer une nouvelle version de l’histoire.
C’est par baudelairisme alors que vous avez toujours veillé à si bien entrer dans les petits et les grands papiers de la presse ?
Est-ce que j’y veille tant que ça ? J’ai parfois l’impression que la presse s’intéresse à moi plus que je ne m’intéresse à elle. Pour ma part, je dis ce j’ai à dire, j’écris ce que j’ai à écrire – et advienne que pourra…
À vingt ans, vous le décrivez comme le prince de la jeunesse. À trente, comme un perdant. À quarante, comme un inconnu. C’est un héros de Scott Fitzgerald, en somme ?
Disons que c’est un être déchu, désespéré, qui vient à Bruxelles parce qu’il a échoué à Paris et qu’il lui faut, comme il dit, trouver un endroit où mourir. L’ironie du sort, cela dit, c’est qu’il retrouve dans cette Belgique tout ce qu’il avait voulu fuir : à commencer par ces horribles Hugo qui vont, dans ses derniers jours, multiplier encore les humiliations.
Ceux-là, c’est effrayant, vous ne leur passez rien. Les fidèles de Bruxelles réunis en prière autour de la grande prêtresse Adèle, vous vous déchaînez…
C’est une scène que j’invente, bien sûr. Comme, d’ailleurs, la plupart des grandes scènes de ce roman. Mais enfin, je crois que c’est vraiment comme ça que ça se passait et que c’était réellement aussi comique. Le maître est loin dans son île. Il y a, au mur, des photos aux légendes extravagantes : « Victor Hugo méditant… », « Victor Hugo devant l’océan », « Victor Hugo causant avec Dieu… ». Et la camarilla se trouve réunie pour gloser sur ses faits, ses gestes, ses rhumes, ses potages. Tout cela sous l’œil excédé, puis épouvanté d’un Baudelaire que ces grotesques personnages considèrent à nouveau comme quantité négligeable. C’est une scène-clé du roman car c’est le moment où il s’aperçoit qu’il n’a décidément plus rien de commun avec son époque – et qu’il n’a plus qu’à sombrer dans l’aphasie. Avant de se taire tout à fait, il a le temps de lâcher : « Je hais le genre humain, je me fiche des Misérables ».
Vous, vous l’accusez à plusieurs reprises d’être un faussaire, d’avoir commis des plagiats.
C’est compliqué, cette affaire de plagiat. Vous savez comme moi que l’histoire de la littérature a mis longtemps à penser que les écrivains pouvaient être « propriétaires » de leur œuvre. Pascal plagiait Montaigne. Montaigne plagiait Plutarque. Molière et La Fontaine adaptaient Plaute, Térence ou Ésope en omettant de signaler leurs emprunts. Et tout ça sans le moindre complexe, sans avoir le moins du monde l’impression de commettre un acte anti-littéraire. Eh bien ! au XIXe siècle, c’est encore le cas de Stendhal. Et puis c’est celui, donc, de Baudelaire : il y a tout un tas de textes de lui qui sont des démarcations de choses qu’il prenait à d’autres. Tout ça est connu. Les exemples que je donne ont été pour la plupart, repérés depuis longtemps par les biographes. La vraie source d’un livre ce n’est pas le réel, ce sont les autres livres.
À vous lire, ce n’est pas grand-chose, Baudelaire.
Comment pouvez-vous dire ça ? Je n’aurais pas passé toutes ces années de ma vie à scruter ses mystérieux « derniers jours », s’il n’était, pour moi, le plus grand d’entre les grands. J’ai voulu, simplement, reconstituer l’histoire d’un déclin, d’une déchéance. C’est, pour moi, la matière romanesque la plus fascinante.
Quelle est la vraie réponse ? Pourquoi, de son vivant, Baudelaire a-t-il échoué ?
Baudelaire, je vous le rappelle, était le seul écrivain français à être né d’un père défroqué et à être, autrement dit, littéralement venu « à la place de Dieu ». Alors, je ne voudrais pas réduire les choses mais je crois qu’il y a dans cette étrange situation une part au moins de la vérité. Baudelaire écrit comme un prêtre ôte sa soutane.
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