Sa jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, traversé çà et là par de brillants soleils… Il a changé, BHL. Moins joli sacripant, moins Fabrice qu’à l’époque de La Barbarie. Plus civilisé, plus scrupuleux dans ses émois, mais, pas de panique, il reste assez loup des steppes : front pâle et museau pointu, errant, famélique, un tantinet destroy. Et, entre deux avions, au bivouac, toujours obsédé par la perfection et tenté par la dernière extrémité. Il y a des écrivains assis. Lui, il préfère camper en plein siècle, dans les plis sinueux des vieilles capitales.

Un esthète ou un dur à cuire ? Il a coupé ses cheveux (mais pas limé ses dents). Il y a du nuage, du songe dans l’œil et une sorte de volupté amère au bord des lèvres. On ne sait si cette époque le navre ou l’enchante. Ses mains volées à un repentant du Greco et qui renseignent sur sa nervosité sont encore d’un jeune homme, ardent et soupçonneux. Soudain, le regard sombre, saturnien (mais radieux), s’allume : cette lueur dévorante, ce feu sacré qui nourrit la ferveur des fans et réchauffe de loin les âmes égarées. C’est lui !

À trente-neuf ans, un âge où les affres et les dilemmes s’estompent, Bernard-Henri Lévy n’allait pas, comme tant d’autres, se mordre les doigts et soulever ses masques comme on arrache un pansement, en poussant des petits cris. Il nous propose un livre de longue haleine qui allie avec bonheur la distance et l’intimité, l’exactitude biographique et l’invention romanesque. Il répudie tout esclandre. Sous un titre très sobre, Les Derniers jours de Charles Baudelaire, on découvrira un roman compact et mûri, intouché par l’air du temps et maître de sa durée. L’air du temps, il connaît, BHL : il est de ceux qui le soufflent sur l’automne de nos idées.

Cette fois, il se détache, il fait le break, sans rompre avec lui-même, comme s’il avait accepté de s’éloigner pour mieux se rejoindre : « Dans ce livre, je forme l’hypothèse que la dernière tentation de Charles Baudelaire fut le silence, l’effacement, l’oubli. Philippe Muray, dans son essai sur le XIXe siècle, l’a bien vu : Baudelaire n’est pas tombé malade, “il a coupé le contact”. Je ne sais si l’on peut dire que l’aphasie de Baudelaire est un acte volontaire mais, néanmoins, elle éclaire singulièrement et son œuvre et sa vie. J’ai voulu explorer ce trou noir, ce silence. J’ai fait de cette “panne” l’aveu d’un refus. Ce refus de Baudelaire me fascine. Je lui ai prêté une voix. J’en ai imaginé le cauchemar. »

Un livre de chaman ? Bernard-Henri Lévy s’efforce de traduire par sa médiation sereine, non sans humilité, une sorte de grondement géant, de colère muette qui le dépasse. Il cherche la bonne fréquence. Il tente de trouver la juste relation de ce naufrage comme s’il en détenait la boîte noire. Ce que nous découvrons : un Baudelaire sans ses gants roses et sans son gilet anglais, décapé du folklore et du spleen, replié sur ses gouffres et abandonné à sa stupeur, dans un hôtel de Belgique. L’auteur caresse au passage ses démons et ses thèmes familiers : la gloire et le malentendu, l’artifice, la mémoire comme faculté d’oubli, les ruses de la « sainteté », l’élégance du pire, la rédemption improbable et la chute.

Mais surtout, il tente un pari, un gambit hasardeux comme s’il était prêt à troquer les hourras du grand public contre l’approbation discrète de quelques-uns. Il veut désormais séduire sans se priver de convaincre. La postérité ? Il y songe : « Qu’on me croie ou pas, je n’ai pas renoncé à ce rêve-là. Il y a des morts qui sont plus vivants que les vivants. Ce qui compte, ce sont les contemporains selon l’esprit. » Les messieurs de l’Université, les baudelairiens de professions ne trouveront rien à redire au livre. Et les trépignements prévisibles d’un Sainte-Beuve corse, que sa prépondérance de critique dans un news affole, n’y changeront rien.

Le secret de BHL ? Quatre ans de travail. Deux ans de rumination, de recherche. Deux ans d’écriture afin de purger la phrase de ses vains élans et de convertir le vin nouveau en madère. Cet ange plein de santé connaît-il donc les transes, les doutes, les vagues terreurs de ces affreuses nuits qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ? On sait que Bernard-Henri Lévy écrit ses livres dans des chambres d’hôtel : « J’ai besoin de la clôture, de la solitude, du dépaysement, mais je peux écrire n’importe où. » N’importe où ? Pas tout à fait : la Colombe à Saint-Paul-de-Vence, le Raphaël à Paris… Est-il sourcilleux ou dilettante, draconien ou douillet, romantique ou matter-of-fact ? La plupart des écrivains sont un peu l’un et l’autre. Licence et contrainte dans les romans de Bernard-Henri Lévy : ce sera peut-être un bon sujet de doctorat dans une cinquantaine d’années ?


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